Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Luther (Martin) (suite)

Tous les témoignages concordent : il a été un bon moine, trop bon même sans doute, car il s’applique à suivre la règle avec une scrupuleuse rigueur, en rajoutant constamment sur le minimum prescrit. Il est évident qu’il vise la perfection, sinon la sainteté, car il sait que nul pécheur ne peut vivre devant Dieu. Et plus il vise haut, vers l’absolu de son idéal spirituel, plus la conscience de son péché le tourmente et le terrorise. Admis à prononcer ses vœux à vingt-trois ans, il est ordonné prêtre l’année suivante (avril 1507) mais est submergé de panique lors de la célébration de sa première messe, le 2 mai 1507.

Ses supérieurs l’observent et l’accompagnent avec sollicitude : à vingt-cinq ans, il se voit confier un cours sur l’éthique d’Aristote, au couvent de Wittenberg. Deux ans après, en 1510, il fait à Rome un voyage, dont le résultat est de créer en lui une aversion définitive à l’égard de la capitale du monde catholique et de l’entourage pontifical. De retour à Wittenberg, il est, à vingt-neuf ans, nommé contre son gré sous-prieur du couvent, puis acquiert le titre de docteur en théologie. Désormais, il est chargé de donner à ses frères un cours d’explication biblique : au prix d’un énorme labeur, il parcourt en deux ans les Psaumes, puis au long des trois années suivantes les Épîtres aux Romains, aux Galates et aux Hébreux. L’ascension spectaculaire qu’il vient d’effectuer explique la célébrité dont il commence à jouir : dès lors, ses gestes et ses écrits ont un retentissement considérable.

Il n’a pas pour autant conquis la paix intérieure. Formé par ses maîtres nominalistes à une conviction théologique insistant avant tout sur le caractère libre et même arbitraire de la volonté divine et, en même temps, sur la nécessité pour l’homme de se préparer à la grâce par l’action bonne dans l’espoir que celle-ci soit agréée par le bon plaisir divin, il ne peut, en ce qui concerne son destin propre, arriver à aucune conclusion positive : si Dieu est absolument imprévisible, comment être certain que l’on est accepté par lui ?

Redoublant d’observances, de confessions et de pénitences, il en arrive petit à petit à une assurance mortelle : rien ne peut éteindre en l’homme la convoitise (terme qui ne doit pas être employé dans un sens sexuel, il s’agit avant tout, comme l’écrit Daniel-Rops, de « cette appétence irrésistible qui, par l’esprit comme par la chair, pousse l’homme vers ce qui est terrestre, évident, humain, pour tout dire, et le détourne de l’invisible et du divin ») ; rien ne peut lui donner la certitude de la grâce. L’enfer est là, dans sa vie actuelle, comme une intolérable présence : « Je ne savais plus si j’étais vivant ou mort, Satan m’avait jeté dans un désespoir tel que je me demandais s’il existait un Dieu. J’avais cessé de le connaître. La tentation de l’incrédulité est une souffrance si grande que nulle parole ne saurait l’exprimer. » Il résume son agonie dans un cri : « Satan est réellement homicide ! »

Divers remèdes lui sont offerts : on lui fait lire les Pères de l’Église : Augustin, Bernard de Clairvaux... Jean Gerson aussi. Un frère anonyme lui dit que l’espérance n’est pas un des fruits de la sainteté, mais sa forme même, et que le désespoir est un des signes de la révolte contre Dieu. C’est surtout Johann Staupitz († 1524), vicaire général de l’ordre, qui, avec une exemplaire fidélité, veille sur lui et l’accompagne pas à pas : « Ce n’est pas Dieu qui est irrité contre toi, c’est toi qui l’es contre lui. » Au cours d’un moment d’angoisse où Luther croit être damné : « Ceux qui veulent discuter de la prédestination feraient mieux d’y renoncer ; ils devraient commencer par songer aux plaies du Christ et bien se placer le Christ devant les yeux ; alors, les craintes occasionnées par la prédestination disparaîtraient, car Dieu a destiné son Fils à souffrir pour les pécheurs... » Et surtout, alors que Luther désespère de ne pouvoir offrir une confession et une pénitence dignes des exigences de la justice divine : « La vraie repentance commence par l’amour de la justice et de Dieu. »


Les chemins de la liberté

Puisque, désormais, il est professeur d’Écriture sainte et que, sa vie durant, il ne voudra d’autre titre que « docteur en la sainte Écriture », Luther éprouve chaque texte des Pères, chaque parole entendue des frères à ce qui est à ses yeux la seule échelle des vraies valeurs chrétiennes : le texte de l’Ancien et du Nouveau Testament. Tout ce qui n’est pas conforme à l’Écriture est disqualifié, car elle est le seul témoin authentique de l’enseignement et de la vie du Christ mort et ressuscité : ainsi, qui veut connaître le Christ est renvoyé à l’Écriture ; qui lit l’Écriture est renvoyé au Christ. Petit à petit, il se convainc que l’Écriture, témoignage rendu au Christ, doit redevenir pour l’Église la seule règle de foi.

Il faut donc tout examiner à la lumière de l’Écriture, tout soumettre à son jugement ou, plutôt, laisser la Parole, qui jaillit toujours de nouveau de l’Écriture, tout remettre en cause dans l’enseignement et les structures de l’Église, comme dans la vie du chrétien et l’histoire du monde.

Luther comprend peu à peu que le fait de désespérer en doutant de sa propre justice — c’est-à-dire de sa propre capacité à mériter le salut — ne peut venir que de Dieu. Comment se croire damné, si ce n’est pour avoir été confronté avec la sainteté de Dieu, si ce n’est pour s’être reconnu en vérité au miroir de l’Évangile ? En n’ayant aucune complaisance envers soi-même, en se regardant tel qu’il est avec réalisme, il ne fait, en réalité, que d’accorder le jugement qu’il porte sur soi avec celui que Dieu porte sur tout homme : par là même, il donne raison à Dieu contre lui-même.

Être juste, ce n’est donc pas accumuler confessions, pénitences et bonnes œuvres, c’est se soumettre au verdict de la justice de Dieu. Encore faut-il être certain qu’elle est aussi la justice qui pardonne et délivre : « J’avais brûlé du désir de bien comprendre un terme employé dans l’Épître aux Romains au premier chapitre, là où il est dit : « La justice de Dieu est révélée dans l’Évangile » ; car jusqu’alors j’y songeais en frémissant. Ce mot « justice de Dieu », je le haïssais, car l’usage courant et l’emploi qu’en font habituellement tous les docteurs m’avaient enseigné à le comprendre de façon philosophique. J’entendais par là la justice qu’ils appellent formelle ou active, celle par laquelle Dieu est juste et qui le pousse à punir les pécheurs et les coupables. Malgré le caractère irréprochable de ma vie de moine, je me sentais pécheur devant Dieu [...]. Enfin, Dieu me prit en pitié. Pendant que je méditais, jour et nuit, et que j’examinais l’enchaînement de ces mots : « La justice de Dieu est révélée dans l’Évangile, comme il est écrit : le juste vivra par la foi », je commençais à comprendre que la justice de Dieu signifie ici la justice que Dieu donne et par laquelle le juste vit, s’il a la foi. Le sens de la phrase est donc celui-ci : l’Évangile nous révèle la justice de Dieu, mais la « justice passive », par laquelle Dieu, dans sa miséricorde, nous justifie au moyen de la foi. Aussitôt je me sentis renaître, et il me sembla être entré, par des portes largement ouvertes, au paradis même. »