Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lukács (György) (suite)

Déterminer une stratégie qui tienne compte de ce déplacement de la contradiction fondamentale est la préoccupation majeure de Lukács dans son œuvre critique, tant philosophique que littéraire. C’est dans la perspective d’un « front populaire idéologique » qu’il écrit le Jeune Hegel en 1948 et la Destruction de la raison en 1952. Montrant la continuité qui existe, dans l’histoire, entre Hegel et Marx, d’une part, entre F. W. Schelling, Nietzsche et Hitler, d’autre part, il tente de dégager la valeur objectivement révolutionnaire du rationalisme, dont le marxisme serait la réalisation. L’irrationalisme, au contraire, est le symptôme de la décadence bourgeoise et de son impuissance à réaliser les fins de l’homme. Entre la réalisation de la raison et sa destruction existe un choix qui est la version idéologique de l’alternative fondamentale : pour ou contre l’homme, alternative qui traverse toute l’histoire de la philosophie et de la littérature. C’est aussi dans cette perspective que Lukács oppose, dès 1936, le concept de « grand réalisme » au mot d’ordre stalinien de « réalisme socialiste ». L’esthétique stalinienne, estime-t-il, est pauvre et stérile, d’une part parce qu’elle refuse l’apport de la culture bourgeoise progressiste, d’autre part parce qu’elle implique une description tout extérieure et académique de la réalité. Mais, autant que cette forme nouvelle de naturalisme. Lukács condamne la littérature bourgeoise décadente, « psychologisante », formaliste et qui traduit dans des audaces d’écriture son impuissance à saisir la réalité ; au contraire, le grand réalisme, de Shakespeare à Gorki, de Cervantès à Tolstoï, consiste à situer l’homme dans une totalité historique, à refléter la réalité aussi bien dans son unité complexe que dans ses mécanismes. L’art est un reflet de la vie dans la conscience de l’artiste : son regard et son imagination lui livrent l’univers, et, à travers la fiction, les hommes se reconnaissent et retrouvent « la vérité de la conscience de soi de l’espèce humaine ». La grande littérature réaliste est celle qui éclaire la conscience de soi de l’humanité et qui favorise son émancipation : « Il y a toujours eu des écrivains isolés qui ont exécuté, contre leur époque, l’ordre de Hamlet ; ils ont présenté au monde un miroir, et, à l’aide de ce reflet, ils ont fait avancer l’évolution de l’humanité ; ils ont contribué au triomphe du principe humaniste dans une société contradictoire, qui, d’une part, produit l’idéal de l’homme total, mais qui, d’autre part, détruit celui-ci dans la pratique » (Balzac et le réalisme français). Le grand réalisme est donc la forme esthétique de la critique sociale, et cela objectivement, quelle que soit la position de classe de l’écrivain. Le meilleur exemple de la fonction révolutionnaire du réalisme est offert par Balzac, qui, malgré ses sympathies légitimistes, donne de la société de son temps le tableau le plus vrai et le plus cruel, et par Thomas Mann, chez qui la « recherche faustienne de l’âme bourgeoise » s’agrandit dans la conscience de plus en plus aiguë de la décadence et de la crise de la société. L’art est révolutionnaire parce qu’en lui se résolvent les différences entre le particulier et le général, le subjectif et l’objectif. L’œuvre est un reflet de la réalité, mais, à la différence du reflet quotidien, qui en est la forme immédiate, du reflet scientifique, qui en est la forme abstraite, elle est un reflet anthropomorphique, où « la subjectivité est sauvée du particulier, l’objectivité est sauvée de la distance qui l’éloigné de l’homme » (Esthétique).

C’est à l’art que revient, en dernière analyse, le privilège de réaliser la totalité, l’unité de l’homme et du monde.

Ainsi, Lukács renoue avec le projet de la « théorie du roman », en lui intégrant les données de la dialectique marxiste.

N. D.

➙ Hongrie / Marxisme.

 M. Merleau-Ponty, les Aventures de la dialectique (Gallimard, 1955). / L. Goldmann, Recherches dialectiques (Gallimard, 1959), « Esthétique du jeune Lukács », dans G. Lukács, la Théorie du roman (Gonthier, 1961) ; Lukács et Heidegger (Denoël, 1973). / J. Gabel, la Fausse Conscience, essai sur la réification (Éd. de Minuit, 1963). / W. Abendroth, H. H. Holz, L. Kofler et T. Pinkus, Gespräche mit Georg Lukács (Hambourg, 1967 ; trad. fr. Entretiens avec Georg Lukács, Maspero, 1969). / H. Arvon, Georges Lukács (Seghers, 1968). / E. Bahr, Georg Lukács (Berlin, 1970 ; trad. fr. la Pensée de Georg Lukács, Privat, Toulouse, 1972). / G. Lichtheim, Lukács (Londres, 1970 ; trad. fr. Seghers, 1971). / T. Perlini, Utopia et prospettiva in Giörgy Lukács (Bari, 1970). / Y. Bourdet, Figures de Lukács (Anthropos, 1972).

Lulle (Raymond)

En catalan Ramon Amat, dit Llull, en espagnol Raimundo Lulio, théologien espagnol (Palma v. 1233 - Bougie ? 1315).


Noble catalan, sénéchal du roi de Majorque, Ramon Amat, dit Llull, a en 1265 une « illumination » qui le décide à consacrer sa vie à la conversion de l’islām au christianisme.

Vers 1270, il écrit en arabe son premier ouvrage, le Livre du gentil et des trois sages. Ce dialogue, qui est une imitation du Hazarī de Juda Ha Levi (v. 1080 - v. 1141), fut traduit en catalan, en latin, en français et en hébreu. Un juif, un chrétien, un musulman expriment leurs vues sur Dieu et sur la Résurrection ; le païen fait l’éloge de la vertu ; constatant leur accord sur de nombreux points, les sages promettent de rependre le dialogue jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à un accord complet.

Raymond Lulle commence également dès cette époque la rédaction du Grand Art, somme de logique et d’apologétique où il combat la distinction du naturel et du surnaturel, et développe une sorte de rationalisme mystique. Il cherche à établir, en s’aidant de constructions géométriques, l’harmonie qui règne dans la création entre Dieu, l’homme et le monde. Dieu, au centre, est représenté par la lettre A. De cette idée première rayonnent les divers attributs divins attachés aux autres lettres, qui peuvent se combiner de façons multiples. Cette théosophie prétend réconcilier l’ordre de la raison et celui de la révélation. Il vise à constituer une science déductive à partir des « dignités divines » et à expliquer à partir de là tout le sensible. Malgré des différences fondamentales, ce système peut être rapproché de la cabale* qui fleurit au même moment à Barcelone.