Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Louis XVI (suite)

« Marie-Antoinette, c’est le seul homme de la famille », dira d’elle Mirabeau. L’ascendant qu’elle prit sur Louis XVI le retint à jamais d’exercer un métier, celui de roi, pour lequel il manifesta toujours de la répugnance. Désormais, il montrera « le goût le plus vif pour les arts mécaniques, pour la maçonnerie et la serrurerie ». Seul le bonheur que lui donnent ses enfants saura supplanter la joie qu’il y trouve. Il sut être un bon père, non pas un chef d’État que les circonstances réclamaient.

Ce gros homme, inconscient à demi du drame qui autour de lui se joue, n’est point arbitre entre les nobles et le tiers état levé pour sa dignité. Quand il sort de ses refuges, il est un aristocrate. Ce n’est pas passion partisane que de reconnaître ce fait dont il n’est qu’à moitié responsable et que toute sa vie proclame. Le Louis XVI qu’une hagiographie intéressée représente faisant l’aumône aux pauvres est aussi celui au nom duquel sont étranglés en place de grève ces hommes qui, lors de la guerre des Farines, réclament un peu de pain pour que vivent leurs enfants.

Car la faim réapparaît dans les campagnes et les villes. La longue période de prospérité commencée quarante ans auparavant est, pour un temps, hachée de crises. En 1773 et 1774, les mauvaises récoltes font flamber les prix. Le petit exploitant en est le premier défavorisé, il n’a pas de surplus à vendre, et l’alimentation d’appoint qu’il doit acheter est hors de prix. Il restreint ses achats auprès des artisans, et ce manque à gagner oblige plus d’un maître à se séparer de ses compagnons. Quand la récolte est de nouveau abondante en 1781 et 1782, les prix s’effondrent et c’est le petit paysan qui en fait de nouveau les frais. Or, dans la France de l’époque, ses frères sont nombreux, et, dans les communautés rurales qu’ils forment, les conflits deviennent âpres avec le privilégié qui réclame les droits seigneuriaux, mais laisse ses gens payer seuls l’impôt.

La question fiscale pousse le gouvernement monarchique, aujourd’hui comme hier, à la réforme ; mais cette réforme passe par une transformation de la société tout entière. Un homme semble l’avoir compris : Turgot*. C’est cet homme de cinquante ans, qui s’est construit une solide réputation de bon administrateur quand il était intendant dans le Limousin, que Louis XVI choisit comme contrôleur des Finances, après avoir renvoyé le triumvirat Maupeou-Terray-d’Aiguillon et rappelé les parlements, mesures qui plurent à l’opinion publique.

Avec Turgot, ce sont les économistes et les philosophes qui font leur entrée dans un poste clé de l’État. Animé de leurs idées, Turgot est-il conscient que la Révolution est pour demain, mais qu’on peut encore l’éviter (E. Faure) ? Il a un projet qui dépasse la seule amélioration de l’appareil financier de l’État : arrêter le gaspillage de la Cour, anéantir l’iniquité fiscale, mais aussi appeler l’ensemble des propriétaires qu’il affranchit des contraintes qui pèsent sur le marché à régénérer avec la royauté le corps politique. On a pu parler à ce sujet d’« une création, d’un nouvel humanisme : la révolution pour mieux dire » (M. Reinhard).

La dette exigible est de 220 millions. Pour la réduire, Turgot, reprenant la politique de Terray, refuse de faire de nouveaux impôts qui retomberaient une fois encore sur les plus déshérités. Il entreprend de contrôler les dépenses des principaux ministères et d’exiger partout l’économie. Au bout d’un an (1775), il réduit la dette de près de 20 millions.

Dans le même temps, il commence la réalisation de son vaste projet. D’abord permettre la multiplication des biens et l’enrichissement de la classe la plus utile du royaume : celle des propriétaires fonciers. Pour cela, il faut abolir les servitudes qui pèsent sur la production (suppression des corvées royales) et créer un vaste marché dans lequel s’établira le juste prix que le producteur est en droit d’attendre (liberté du commerce des grains). Cette liberté génératrice de progrès n’est pas seulement donnée aux propriétaires fonciers, l’artisanat se trouve aussi concerné par la suppression des jurandes.

Mais la liberté qui est responsabilité touche aussi l’ordre social tout entier et le transforme. Dans chaque paroisse, une municipalité élue par les propriétaires fera comme d’autres assemblées consultatives (municipalités d’arrondissement et de province) « des sujets que l’on traitait jusqu’ici comme des enfants » des hommes qui coopéreront « comme des frères » et avec le roi à la bonne marche des affaires du pays. Les privilèges — et surtout les privilèges fiscaux — disparaîtront. Le gouvernement recevra une meilleure part de l’enrichissement général et sortira fortifié de la participation de citoyens dont la seule mesure sociale sera la propriété.

« Liberté, Égalité, Fraternité » : la patrie des possédants, des « hommes utiles », est-elle possible sans révolution ? C’est compter sans les aristocrates et sans les masses populaires. La conjonction de l’inconscience des uns et de la misère des autres va ruiner le projet. Mais celui-ci n’est-il pas mort-né ? Comment un gouvernement d’essence aristocratique pourrait-il survivre à une telle modification ?

Le fait historique, c’est la « guerre des Farines ». La récolte est mauvaise, la liberté du commerce des grains gonfle encore leur prix, c’est-à-dire celui du pain. Des queues qui s’allongent à la porte du boulanger s’élève le murmure des femmes ; il gagne le foyer, la chaumière et l’atelier et se transforme dans la rue en émotion et en révoltes populaires. Le ministre du roi veut affamer le peuple ! Nobles d’épée ou parlementaires laissent dire ou attisent les propos de leur clientèle. Les marchés sont envahis, et les boulangeries saccagées. On arrête, on condamne et on tue les émeutiers. Le désordre s’installe. Paris et bientôt Versailles même reçoivent la visite des manifestants. Manque-t-il à Turgot une force d’équilibre : l’appui apparent d’un secteur de l’opinion publique ? L’opinion moyenne, l’opinion un peu éclairée — « les provinces » —, qui lui a toujours été favorable même quand elle ne le comprenait pas très bien, mais qui n’avait aucun moyen de s’exprimer (E. Faure) ? L’ordre rétabli, un moment, Turgot poursuit son programme libéral, et la lutte se transporte au parlement. Menée par Jean-Jacques Duval d’Éprémesnil (1746-1794), la « robe » attaque les décrets sur la suppression de la corvée des routes et sur l’abolition des corporations. Elle fait au roi des remontrances. Celui-ci tente de briser l’opposition (lit de justice du 12 mars 1776), puis renonce sous les pressions conjuguées de la reine, des courtisans et des propres collègues de Turgot : dans le ministère, Maurepas s’inquiète de mesures auxquelles il répugne. Turgot est renvoyé (mai), la monarchie abdique.