Lorrain ou le Lorrain (Claude Gellée, dit Claude) (suite)
La recherche du peintre ne saurait être isolée de celle du dessinateur, chez Claude moins que chez tout autre. Il a laissé plus de mille dessins, qui étaient déjà fort appréciés en leur temps et dont il ne se séparait que difficilement. Ses études étaient bien différentes de celles des artistes de la Renaissance : pas d’études de détail menées avec la précision d’un botaniste, mais un dessin synthétique où le même trait enserre tous les motifs, ignorant l’illusion de matière. Ces caractères sont permanents malgré l’évolution de sa manière, plus fougueuse dans sa jeunesse, plus équilibrée ensuite. On ne connaît que peu de dessins antérieurs à 1630 ; le plus grand nombre a été fait entre 1635 et 1650. Avec le temps, les dessins d’après nature ont tendance à diminuer par rapport aux dessins de composition. Ceux-ci révèlent l’extrême attention portée à une géométrie fondée sur de savants jeux d’obliques, qui guident le regard de masse sombre en masse claire jusqu’à l’infini. L’artiste ne se sert jamais de couleurs, mais seulement de lavis, les blancs étant obtenus par des rehauts ou, plus souvent, par des réserves. Les effets de contre-jour ne sont pas une découverte du Lorrain. On les retrouve, dans sa peinture, rendus par une lumière indirecte faite de rayons au tracé à la fois diffus et rigoureux. Les soleils levants ou couchants éclaircissent les franges des sombres frondaisons et balayent obliquement les terrasses des « fabriques ». C’est à la lumière qu’il revient de lier les plans ; elle crée cette atmosphère élégiaque et fait surgir de nos jours les réminiscences baudelairiennes.
Si la précision des constructions et du dessin ne permet pas de faire de Claude un impressionniste avant la lettre — sa lumière unifie les formes, mais ne les dissout pas —, il est cependant un peintre de la perception plus que du raisonnement. Ici s’impose en contrepoint l’image du philosophe Poussin*, qui, comme le Lorrain, avait puisé aux sources du paysage idéal chez le Dominiquin (v. académisme) ; mais un tableau comme le Printemps de Poussin pourrait bien s’adresser d’abord à la sensibilité, et de grandes parentés existent entre les paysages dessinés des deux Français. Certes, on ne trouve pas chez le Lorrain l’observation naturaliste des ciels et des eaux, surtout en honneur à partir de Constable*. C’est un peintre de l’imaginaire, dont les architectures surgissent comme des fantasmes. L’époque académique a reproché à Claude l’insuffisance de ses personnages, pour lesquels il avait peut-être recours à des aides. Aujourd’hui, son œuvre s’impose surtout comme la version féerique de ces recherches de lumière qui passionnaient déjà le Caravage* et, après lui, Georges de La Tour*.
E. P.
W. F. Friedländer, Claude Lorrain (Berlin, 1921). /A. Blum, l’Œuvre graphique du xviie siècle. Les Eaux-fortes de Claude Gellée dit le Lorrain (Morancé, 1922). / M. Röthlisberger, Claude Lorrain, The Paintings (New Haven, Connect., 1961 ; 2 vol.) ; Claude Lorrain, The Drawings (Berkeley, 1969). / M. Chiarini, Claudio Lorenese (Florence, 1968). / S. Cotté, l’Univers de Claude Lorrain (Scrépel, 1970).
Quelques jalons de l’œuvre
1629Paysage (Museum of Art, Philadelphie).
1631le Pas de Suse forcé par Louis XIII et le Siège de La Rochelle (Louvre).
1636Vue du Campo Vaccino à Rome et Port de mer, pour l’ambassadeur de France François de Béthune (Louvre).
1639Fête villageoise et Un port de mer au soleil couchant, pour Urbain VIII ; passés dans la collection de Le Nôtre* et donnés par celui-ci à Louis XIV (Louvre).
1639-40la Madeleine au désert, Saint Jean-Baptiste, Moïse sauvé des eaux et la Sépulture de saint Sérapie, pour Philippe IV (Prado).
1641l’Embarquement de sainte Ursule (National Gallery, Londres), Saint Georges (Wadsworth Atheneum, Hartford).
1647le Gué (Metropolitan Museum, New York) et la Fuite en Égypte (Gemäldegalerie, Dresde).
1648les Noces d’Isaac et de Rébecca et l’Embarquement de la reine de Saba (National Gallery).
1655le Rapt d’Europe et la Bataille sur le Pont (musée Pouchkine, Moscou).
1661la Décadence de l’Empire romain, pour Charles Le Brun* (Longford Castle).
1665Apollon et la Sibylle (collection privée).
1668le Bannissement d’Agar et Agar et Ismaël (Alte Pinakothek, Munich).
1675Énée débarquant dans le Latium (National Gallery).