Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

La littérature en tant que communication

Il semble donc qu’on puisse saisir la littérature comme expérience plutôt que comme objet. Cette expérience est la rencontre d’une lecture avec une écriture. Ainsi que l’écrit Jean-Paul Sartre, « c’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’œuvre de l’esprit » (Qu’est-ce que la littérature ?).

Il s’agit ici de tout autre chose que de la jouissance éprouvée par le critique impressionniste. La littérature est le fruit d’une création continue à travers une infinité de lectures différentes. C’est cette variété qui fait la littérature. Il s’ensuit qu’un texte est d’autant plus littéraire qu’il autorise un plus grand nombre de lectures différentes.

En termes de théorie de l’information, tout texte possède une certaine entropie, c’est-à-dire qu’il transporte une certaine quantité d’informations mesurables à l’incertitude où est le lecteur sur le contenu du message transmis. Un texte scientifique, par exemple, est conçu pour que toute l’entropie soit épuisée dès la première lecture, pour qu’il ne subsiste plus aucune incertitude sur la signification du texte et que toute l’information soit transmise. Le propre du texte littéraire serait, au contraire, de posséder une entropie qui ne s’épuise que lentement, de lecture en lecture. « Une fois l’entropie épuisée, donc le sens fixé, le discours cesse d’être reçu comme littéraire » (Julia Kristeva, « Problèmes de la structure du texte », dans Nouvelle Critique, 1968).

Dans cette perspective, la littérature apparaît non plus comme un cadre fixe dans lequel s’inscrivent les œuvres, mais comme un épisode de la communication culturelle. Il est d’autant plus difficile de lui assigner des limites que la communication culturelle emprunte d’autre chenaux que le livre, particulièrement à notre époque. Au sens strict du mot, il ne devrait pas y avoir de littérature orale, mais, au temps de l’audio-visuel, il est bien difficile d’en repousser entièrement l’idée.

Dans la mesure où l’acte littéraire suppose une reconstruction du sens par le destinataire, la communication écrite possède cependant une place privilégiée. Le degré d’initiative du lecteur est supérieur à celui de l’auditeur ou du spectateur. Il peut à son gré régler la cadence de transmission, modifier l’ordre des séquences, ménager les temps nécessaires à sa propre intervention et jouer des différents chenaux par lesquels passe la communication : optique, phonique, symbolique, etc.

C’est dire que la qualité de l’acte littéraire dépend à la fois de la qualité du texte et de la qualité du lecteur.

La première pourra être définie comme une « aptitude à la trahison », c’est-à-dire à la réinterprétation, à la restructuration au-delà des intentions manifestes. Un texte littérairement riche est un texte qui peut être reçu, compris et ressenti d’une manière différente de celle que l’auteur a consciemment voulue et qu’un critique peut objectivement constater. Cela suppose un jeu complexe et subtil du contenu et de la forme, de l’écriture et de la signification, dans lequel réside le caractère proprement littéraire d’un texte.

La qualité du lecteur se définit par son aptitude au contrôle du texte. Un lecteur littéraire est un lecteur capable de faire du texte qu’il lit quelque chose qui n’appartient qu’à lui et qui n’est pas forcément ce que l’auteur en a fait. Cela suppose une maîtrise du médium, c’est-à-dire du langage. Le geste de lecture est parallèle au geste d’écriture et a les mêmes exigences. Lire un livre littérairement, c’est, dans une certaine mesure, le récrire pour soi.

Il en découle qu’une formation littéraire, plutôt que par la lecture « expliquée » d’un certain nombre d’œuvres arbitrairement choisies, passe par l’acquisition des techniques d’expression qui permettent à chacun d’aborder la littérature non comme une connaissance formelle, mais comme une expérience vécue et constamment renouvelée.

Il est probable, en effet, que la littérature telle qu’elle a été définie au début du xixe s. n’est qu’un épisode qui s’achève dans la longue histoire de la communication culturelle. Si le mot survit à son contenu comme il l’a déjà fait une fois, nous entrons dans une époque où l’on vivra la littérature plus que l’on n’en « fera ».

R. E.

 P. Van Tieghem, la Littérature comparée (A. Colin, 1931). / J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (Gallimard, 1948). / R. Barthes, le Degré zéro de l’écriture (Éd. du Seuil, 1953). / T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique (Éd. du Seuil, 1970).


La genèse des littératures

L’étude de la genèse des littératures appartient à l’histoire, mais pose aussi le problème de leur cohérence, de leur continuité et de leur nature commune : le passage de l’oral à l’écrit, du sacré au profane, qui définit le plus souvent — avec de notables exceptions cependant — l’évolution des littératures, n’empêche pas qu’une littérature sécularisée et imprimée entretienne des rapports avec les archétypes premiers : le livre « à l’auteur intemporel et anonyme », dont parle J. L. Borges*, rappelle le livre, inséparable d’une tradition religieuse, aux divers transcripteurs, mais au créateur unique : l’Ancien Testament, le Rigveda, le Coran. Le terme de littérature orale paraît contradictoire ; cependant, le bien dire n’est pas obligatoirement lié à l’écrit, pas plus que la littérature orale ne correspond nécessairement à l’ignorance de l’écriture : les Gaulois ont toujours préféré la transmission orale. Cependant, une civilisation hautement développée — les Incas — n’a pas connu l’écriture, rendue inutile par le système des « quipou », ensemble de cordelettes dont les couleurs et les nœuds avaient une signification conventionnelle, que des spécialistes peu nombreux confectionnaient et interprétaient. Par ce procédé mnémotechnique secret, le maintien de la littérature obéissait aux principes d’une organisation centralisée et étatique, propre à l’ancien Pérou. La graphie peut avoir un caractère strictement ésotérique — par exemple en Afrique, où son usage se restreignait à une minorité ecclésiastique ; l’imprimerie introduite par les colonisateurs n’a guère modifié la situation au fond, selon Georges Balandier, puisque l’écrit apparaît alors comme le bien de l’élite, qui possède le savoir, la force et l’autorité politique. Marcel Mauss a proposé un critère pour définir l’intention littéraire sans référence à l’écriture : « Dès qu’il y a effort pour bien dire et pas seulement pour dire, il y a effort littéraire. Lorsque l’effort littéraire se poursuit et est généralement adopté dans les cercles littéraires, il y a un style. » La littérature orale suppose donc des professionnels du langage, qui allient l’habileté personnelle au respect des traditions, des mythes, à l’observation des exigences de la communauté, des règles religieuses ou séculaires. Chez les Indiens d’Amérique du Nord, ce sont les chamans, les chefs politiques ou religieux ; dans les îles Marquises, ce sont des experts spécialisés, les uns dans les hymnes sacrés, les autres dans la composition, l’enseignement et la récitation des divers chants ; chez les Arabes préislamiques, chaque tribu entretenait ses orateurs, qui, sous la tente, narraient ses gestes et son histoire. La littérature védique s’est essentiellement transmise par la voie orale : de minutieux procédés de récitation garantissaient le maintien du texte du Rigveda dans ses moindres détails ; le grammairien Pānini n’a fixé le sanskrit que vers le ve s. av. J.-C. En Grèce, l’écriture, connue bien avant Homère, n’empêche pas que le moyen usuel de communication jusqu’au ive s. av. J.-C. reste l’audition. Dans ces conditions, la pratique de la littérature constitue une richesse individuelle et collective. Orale, c’est-à-dire fille de la mémoire, de la communauté, la littérature dépend toujours étroitement des sentiments de l’auditoire pour lequel elle a été élaborée. Elle renvoie à une civilisation de la parole où le bien dire ne se sépare pas du bien faire, où le mot proféré ne l’est jamais gratuitement. Le discours suit des lois qui, non codifiées, ne sont pas moins impératives. Étranger à un simple jeu de l’esprit, il a pour fonction d’exprimer les soucis de la religion et de la cité, de la réflexion, de préparer l’action, de fixer savoir et pensée sous forme durable. Même conservé par une élite, il s’adresse à tout le peuple, à qui veut l’écouter. La notion d’originalité tenue pour secondaire, la répétition et la reprise constituent les moyens de l’invention. L’homme de lettres, au sens où l’entendront l’époque alexandrine et la Renaissance, est inconnu. Les ethnographes réduisent aujourd’hui la littérature orale aux œuvres qui n’ont jamais été transcrites par écrit et ils excluent donc les textes créés et transmis d’abord oralement, puis fixés par la graphie. Orale, la littérature se distingue à peine des traditions culturelles de la communauté et paraît étroitement associée à son folklore, à ses rites, à son histoire. Elle présente toujours une narration sous la forme d’une généalogie, d’une séquence de dates, d’une fable issue d’un mythe. La question des créateurs de ces textes reste insoluble. Mais les canons et les caractères communs des récits indiquent que le thème littéraire doit remplir certaines exigences afin de satisfaire une audience populaire : il exprime l’apprentissage du monde, le rapport du réel et du surnaturel ; il donne à la suite des jours une logique et un ordre ; il rationalise l’expérience quotidienne et en dégage les traits collectifs et généraux. Il constitue, à ce titre, le berceau de la thématique des littératures écrites et jouit d’une certaine indépendance par rapport à la vie religieuse proprement dite, puisqu’il verbalise la condition humaine, conçue comme une épreuve existentielle, dont le principal moment est l’initiation. Les récits oraux ont une fonction symbolique : procurer la connaissance sans obliger à subir l’expérience ; par l’histoire d’un jeune homme pauvre et inconnu qui se distingue par sa bravoure et ses exploits, puis finit par épouser une princesse, ils transcrivent les difficultés et les conséquences de la nécessaire conquête du réel. Décrivant les rapports avec les ancêtres, les relations intracommunautaires et intercommunautaires, inscrivant la temporalité individuelle dans le devenir collectif, ils enseignent la structure du groupe, ses traditions, permettent l’adaptation du sujet et façonnent la personnalité secondaire. Leur temps est la pérennité, qui donne aux événements narrés un caractère exemplaire et arrache la société à l’incertitude des jours. Les actes banals quotidiens sont placés sous le signe de la nécessité ou de la destinée. La littérature orale, moyen de régulation, de cohésion de la vie collective, aide chaque individu à assurer la conscience singulière de lui-même. Cette fonction opératoire apparente les diverses traditions sous la disparité des motifs. Désacralisés, la légende et le conte constituent des morales, des satires sociales et mettent en scène les horizons familiers. Albert Rakoto-Ratsimamanga (« Littérature malgache », dans Histoire des littératures) a montré l’importance communautaire et politique de la littérature orale jusqu’au début du xixe s. à Madagascar. Celle-ci répond à des besoins didactiques, satisfait l’imagination et s’accorde aux circonstances importantes de la vie publique (passage du roi, guerres). Comme ailleurs, elle conserve un souci d’efficacité et d’utilité en même temps qu’elle divertit ; œuvre de tous et non pas d’un seul, elle accroît l’efficacité des actions et des cérémonies.