Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

littérature (suite)

Y a-t-il un critère de littérarité ?

L’historien de la littérature est, de tous les historiens, le seul qui définisse d’une manière, semble-t-il, souveraine la matière qu’il étudie. L’historien politique ou social peut bien arranger, interpréter, articuler les faits à sa guise, mais le tri qu’il effectue parmi eux n’est jamais qu’une hiérarchisation. Il n’a pas le pouvoir d’éliminer ou d’ignorer tel événement ou telle donnée, leur réalité objective étant reconnue, sous prétexte que ce n’est pas de l’histoire. Pour lui tout est histoire. Tout n’est pas littérature pour l’historien de la littérature, loin de là. Le tri que cet historien effectue parmi les données de l’histoire tout court consiste en une sélection d’une extrême sévérité. Ce qu’on appelle la littérature d’un pays n’est qu’une anthologie qui retient à peine un pour cent des œuvres réellement publiées.

Comment effectuer ce tri ? Tout naturellement, la position traditionnelle est d’employer un critère esthétique : « La première opération est un choix : n’est digne du nom de littérature que ce qui offre une valeur, et une valeur littéraire, c’est-à-dire un minimum d’art. Ces écrits offrent à l’esprit, au cœur une jouissance plus ou moins vive dans laquelle entre déjà parfois de l’admiration » (Paul Van Tieghem, la Littérature comparée).

On voit tout de suite ce qu’une telle position a d’insuffisant. Ce n’est pas qu’on doive négliger le plaisir de lire qu’éprouve le lecteur, ni le contact avec l’œuvre qu’apporte le jugement impressionniste. Mais il est évident qu’on ne saurait en faire des critères. Il y a autant de manières de lire que de lecteurs, ce qui voudrait dire qu’il y a autant de littératures que de lecteurs. L’idée serait défendable si, dans cette perspective, il ne s’agissait précisément de définir une littérature, ce qui implique qu’on s’en remette au consensus d’une certaine catégorie privilégiée de lecteurs. Est réputé littéraire ce qui apporte une jouissance consciente et motivée aux membres les plus influents de la minorité intellectuelle que constitue la communauté des lettrés. C’est ainsi que du critère esthétique on en est inéluctablement ramené à l’ancienne conception élitaire de la littérature, alors que la littérature telle que nous la concevons est née d’une massification qu’elle doit toujours être en état de reproduire.

D’ailleurs, le critère esthétique est-il pertinent et la littérature est-elle véritablement un art ? Au mieux, c’est un art impur, et c’est pour cela que Platon excluait les écrivains de sa république. Ainsi que l’a montré Jean-Paul Sartre dans son livre Qu’est-ce que la littérature ?, les arts produisent des choses qui sont directement accessibles aux sens, alors que la littérature produit une écriture qui est à la fois chose et signification. Sartre distingue d’ailleurs le poète, qui agit davantage en artiste, du prosateur, pour qui la signification l’emporte sur la chose, qui se sert du langage au lieu d’être en situation dans le langage : « L’écrivain est un parleur : il désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue. S’il le fait à vide, il ne devient pas poète pour autant : c’est un prosateur qui parle pour ne rien dire. »

Il est bien évident que Sartre n’énonce ici qu’un caractère nécessaire de la littérature, mais non un caractère suffisant pour la définir. Il n’est pas certain non plus que sa distinction entre le poète et le prosateur soit aussi claire qu’il veut bien le dire.

En fait, toutes les hybridations existent entre le poète « pur », qui est en situation dans le langage, et le prosateur « pur », qui se sert du langage. Tout écrivain, poète ou prosateur, se meut dans une dimension linguistique, et rien ne peut empêcher que les signes qu’il produit soient à la fois signifiants et signifiés. Il s’en faut, d’ailleurs, que l’expression littéraire soit limitée aux signes explicites qui constituent l’écriture. L’essentiel d’un texte n’est pas forcément — il est en fait rarement — dans ce qu’il dit de façon manifeste. On peut même se demander si ce qui distingue le littéraire du non-littéraire n’est pas l’existence d’une zone de latence où la littérature s’inscrit comme une « sursignification ».

C’est cette sursignification que Roland Barthes désigne lorsqu’il écrit que la littérature « doit signaler quelque chose, différent de son contenu et de sa forme individuelle, et qui est sa propre clôture, ce par quoi précisément elle s’impose comme littérature » (le Degré zéro de l’écriture).

La qualification littéraire est donc imposée à l’écrivain comme une situation historique qu’il ne contrôle pas. Il est conduit à lutter, plus ou moins vainement d’ailleurs, contre l’inscription forcée de la littérature dans l’au-delà de son texte pour revendiquer sa liberté d’écriture. Accepter de « faire de la littérature », c’est souvent faire de la mauvaise littérature.

La littérature ainsi conçue porte en elle sa propre négation. On peut se demander, dès lors, s’il est possible d’énoncer un critère de littérarité. Même si l’on n’admet pas le pessimisme de Roland Barthes, on peut convenir que le propre de la littérature est de dire autre chose que ce qu’elle dit explicitement. C’est en cela qu’elle diffère du langage courant. Mais il est difficile de faire un critère de cette différence, car, comme l’a écrit Tzvetan Todorov, « on ne peut parler de ce que fait la littérature qu’en faisant de la littérature ». Il s’ensuit que, « quand le critique aura tout dit sur un texte littéraire, il n’aura encore rien dit ; car la définition même de la littérature implique qu’on ne puisse en parler » (Introduction à la littérature fantastique).

Pourtant, la littérature existe. Elle s’impose à nous comme une expérience spécifique qui ne ressemble à aucune autre. Il semble seulement que cette spécificité ne puisse se définir par l’énoncé d’un certain nombre de critères constitués en un système cohérent. La cohérence de la littérature, si elle existe, est existentielle, non rationnelle.