Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Le Corbusier (Charles Édouard Jeanneret-Gris, dit) (suite)

En 1919, il a fondé avec le poète Paul Dermée et Ozenfant la revue l’Esprit nouveau (jusqu’en 1925), à laquelle succéderont Plan (1931-32), Préludes (1933-1938), puis Préludes - Thèmes préparatoires à l’action sous le régime de Vichy. L’Esprit nouveau est une revue dont l’orientation est surtout architecturale : Le Corbusier y publiera le plus célèbre et certainement le plus intéressant de ses manifestes, Vers une architecture (1923), accompagné d’Urbanisme et de l’Art décoratif d’aujourd’hui (1925). Vers une architecture n’exprime pas des idées à proprement parler nouvelles : c’est une compilation de tous les thèmes de l’architecture avancée, se faisant l’écho des débats qui ont animé le Deutscher Werkbund — notamment lors du congrès de 1914, qui vit la célèbre querelle entre Hermann Muthesius (1861-1927) et Henry Van de Velde sur la standardisation. Mais le mérite de Le Corbusier réside dans son talent de polémiste, apte à créer des formules aussi frappantes qu’elles sont sommaires : cet art du slogan, qui a fait le succès de ses idées, explique en même temps toutes les déviations qu’elles ont subies et les erreurs qu’elles ont engendrées.

L’activité du polémiste, cependant, sous-tend celle de l’architecte : en 1922, Le Corbusier construit sa première maison à Paris, celle d’Amédée Ozenfant ; puis, en 1923-24, les deux maisons jumelles de son cousin Pierre Jeanneret et de Raoul La Roche, square du Docteur-Blanche à Auteuil (aujourd’hui, fondation Le Corbusier). C’est alors qu’il ouvre avec Pierre Jeanneret la célèbre agence de la rue de Sèvres, où il travaillera jusqu’à sa mort. En 1926, il réalise la maison Cook à Boulogne-sur-Seine ; en 1927, la villa Stein à Garches ; en 1929, la villa Savoye à Poissy. Le chemin qui conduit de la maison Ozenfant à la villa Savoye est celui de la perfection. Dans les premières œuvres, la maîtrise de l’espace intérieur est totale, mais le problème de la façade n’est pas résolu : la volumétrie est compliquée, le plan de façade traité comme un tableau (rapports harmoniques dans les percements, jeux graphiques). À la villa Savoye, la forme extérieure n’est plus qu’un parallélépipède allégé, comme suspendu au-dessus du sol, les quatre faces pareilles : dans cette enveloppe stricte, presque immatérielle, la liberté de la conception spatiale tient les promesses qui étaient celles de la « maison Citrohan » en 1920. Car le génie de Le Corbusier, ici, c’est la souplesse de l’espace, dont l’invention est totalement neuve : fluide, continu, se répandant d’un plan vers l’autre par le jeu des rampes, des cloisons mobiles et des transparences, et franchissant avec une déconcertante aisance l’écran traditionnel du mur pour réaliser la plus étonnante des continuités de l’intérieur à l’extérieur. Moins par son esthétique géométrique, « puriste », que par sa qualité d’espace, la villa Savoye apparaît comme un édifice clef de l’architecture du xxe s.

La maison individuelle ne satisfait pas toutes les ambitions de Le Corbusier, qui veut s’attaquer au problème de l’urbanisme et particulièrement de l’habitat collectif urbain. En 1922, pour le Salon d’automne, il présente un projet pour « une ville contemporaine de trois millions d’habitants » qui est la démonstration de ses principes théoriques : zonage systématique (répartition des activités en zones distinctes), confirmé par le système de masses ; séparation des circulations ; structure linéaire du plan, permettant des développements futurs. Simultanément, la présentation des « immeubles-villas » (qui sont le développement de la « maison Citrohan » et son intégration à un contexte collectif) complète la vision urbanistique de Le Corbusier, en opposition totale avec la politique pavillonnaire qu’encourage à la même époque la loi Loucheur. Pour l’Exposition des arts décoratifs en 1925, Le Corbusier aura la chance de pouvoir réaliser en vraie grandeur une cellule type des « immeubles-villas » : le « pavillon de l’Esprit nouveau », dont le succès sera considérable. Et dès l’année suivante, à Pessac, près dé Bordeaux, il engage la construction d’une cité-jardin, les Quartiers modernes Henry-Frugès, qui sont la démonstration de ses idées ; soutenu par le ministre Anatole de Monzie, il peut réaliser une cinquantaine de logements — l’un des rares ensembles modernes dans le domaine du logement social en France à cette époque. Fait assez exceptionnel dans son œuvre, les façades sont polychromées (sans doute sous l’influence des travaux contemporains de Bruno Taut [1880-1938] et d’Ernst May [1886-1970] en Allemagne).

Dans les années 30, la crise économique atteindra fortement Le Corbusier. La violence des conflits politiques et humains de cette période se mesure aux projets théoriques dont il est l’auteur et au style de ses publications, volontairement provocantes. Déjà le « plan Voisin », en 1925, propose la destruction pure et simple de l’îlot insalubre de la rue François-Miron, dans le quartier du Marais à Paris, et son remplacement par une « unité d’habitation » ainsi que par une portion d’autoroute urbaine. Ce style schématique, violemment polémique, on le retrouve dans divers opuscules : Une maison, un palais (1928), Croisade ou le Crépuscule des académies (1932), la Ville radieuse (1935), Quand les cathédrales étaient blanches (1937), Des canons, des munitions ? Merci ! Des logis, s. v. p. (1938), etc. Le Corbusier écrit alors dans la revue Plan, à laquelle collaborent des sympathisants fascistes. En 1941, Destin de Paris, reprenant le « plan Voisin », est un appel ouvert à l’autorité de Vichy.

Le paradoxe est que, si la pensée de Le Corbusier s’oriente vers un système autoritaire, son architecture, par la générosité du traitement de l’espace, reste dépourvue de toute contrainte et très « a-fonctionnaliste » malgré ses principes ; Philippe Boudon, dans son ouvrage sur Pessac, l’a bien remarqué — reprenant une comparaison déjà faite entre les maisons de J. J. P. Oud (1890-1963) pour le Weissenhof de Stuttgart en 1927 (Le Corbusier participait d’ailleurs à cette exposition du Deutscher Werkbund) et celles de Pessac : pour une surface identique, l’ensemble bordelais présente une conception opposée, à la fois plus déroutante et plus riche en possibilités d’aménagement.