Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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La Fontaine (Jean de) (suite)

Les Fables eurent tout de suite un très grand succès. La Fontaine pourtant se détourne du genre, ou semble s’en détourner : la chronologie des publications est connue ; celle de la création reste assez impénétrable. En 1669 paraissent les Amours de Psyché et de Cupidon, mêlés de prose et de vers, qui rappellent l’inspiration d’Adonis. Une description de Versailles alors naissant fait penser au Songe de Vaux. Les premières pages présentent une énigme que les historiens de La Fontaine ont mal décryptée : quatre amis y tiennent conversation. Reste à remplacer leurs noms de Parnasse par des noms réels. L’accord des historiens n’est pas fait. Discussion non inutile cependant, puisqu’elle vise à établir les rapports entre La Fontaine et les écrivains contemporains. Au moins reste-t-il acquis que l’influence de Boileau est un mythe. Les Amours de Psyché et de Cupidon furent un échec.

En 1671, les Fables nouvelles et autres poésies, outre quelques fables, contiennent quatre Élégies, confidences amoureuses et surtout aveu d’inquiétude amoureuse, qui sont très belles.

En 1673, un Poème de la captivité de saint Malc, imité de saint Jérôme, est à quelques égards le penchant chrétien d’Adonis ou de Psyché. On a trouvé, non sans raison, piquant que le conteur libertin devînt hagiographe. Rien ne révèle mieux que cette alternance du sacré au très profane la complexité des attirances entre lesquelles La Fontaine était partagé. Saint Malc n’eut pas de succès. Les tentatives du côté du théâtre et de l’opéra — une comédie, le Rendez-vous, perdue, l’Astrée, tragédie lyrique, une tragédie inachevée et restée manuscrite, Achille, une Daphné, une Galatée inachevée — furent autant d’échecs. Le résultat le plus clair en fut une brouille retentissante avec Lulli.

Cependant s’élaborent de nouvelles fables qui paraissent en 1678 (les livres VII et VIII) et 1679 (les livres IX, X, XI). La Fontaine est l’hôte de Mme de La Sablière ; son « homme de lettres », croyons-nous, c’est-à-dire un secrétaire et ami personnel à la fois. Mme de La Sablière tient un salon que fréquentent des médecins, des hommes de science et aussi un philosophe voyageur, François Bernier, qui a été secrétaire de Gassendi, traducteur de son monumental Syntagma, et qui a fait un très long séjour en Inde comme médecin du Grand Moghol. Ce salon est sans aucun doute l’endroit où se brassent le plus d’idées nouvelles. La crise de conscience, ou au moins la prise de conscience qui annonce le Siècle des lumières y est plus sensible que partout ailleurs. Avec l’affaire Fouquet, La Fontaine avait connu sa grande expérience humaine ; la fréquentation du salon Sablière lui apporte son grand enrichissement intellectuel.

Le deuxième recueil représente le sommet de l’œuvre. L’auteur signale dans un Avertissement deux de ses nouveautés : le recours à une source nouvelle, les récits du sage indien Pilpay ; l’appel à une méthode nouvelle d’« enrichissement », les « circonstances », c’est-à-dire la multiplication des précisions dans le récit et la description. En fait, il y a beaucoup d’autres innovations.

Le premier recueil, à côte d’apologues rapides qui se ressentaient encore de la brièveté ésopique, comportait déjà des fables plus amples. Les fables amples deviennent la norme dans le second recueil : l’idée que la brièveté est en soi une vertu ne retient plus le fabuliste.

La fable ainsi mise à l’aise annexe tous les genres poétiques : contes de tonalités variées, légers, sérieux ou satiriques (« la Fille », « le Berger et le roi », « Un animal dans la lune ») ; pastorale (« Tircis et Amarante ») ; méditation élégiaque sur le sens de la vie et de l’amour (« les Songes d’un habitant du Mogol », « les Deux Pigeons ») ; réflexion politique à la fois historique et actuelle (« le Paysan du Danube ») ; discussion philosophique (« Discours à Mme de La Sablière »).

Tous les thèmes que lui proposent les livres, l’actualité, sa propre expérience — il atteint la soixantaine — sont librement traités. L’audace intellectuelle s’affirme ; la peinture de la société, et singulièrement de la vie de cour, devient plus mordante ; une opposition discrète mais ferme à la politique de conquêtes et de gloire militaire s’affirme. Parmi les tentations de La Fontaine, celle d’être un nouveau Lucrèce a été vive ; un Lucrèce sans dogmatisme et rodé au contact du monde. Au centre de la réflexion philosophique, le problème de l’âme s’impose. La Fontaine l’aborde par le biais d’un problème qui paraît mineur et dont au reste il était bien normal qu’un fabuliste habitué à mettre en scène des animaux s’emparât : celui de l’âme des bêtes. Mais comment traiter de l’âme des bêtes sans prendre parti quant à l’âme humaine ? S’inspirant très directement de l’Abrégé de la philosophie de Gassendi, publié par Bernier, La Fontaine s’élève contre la thèse cartésienne des animaux machines et propose une solution mi-matérialiste, mi-spiritualiste, dont l’orthodoxie chrétienne ne résisterait sans doute pas à un examen serré. Nul doute qu’il ait été très tenté par l’atomisme.

La Fontaine n’entreprendra plus de grands ouvrages, mais les pièces de circonstances s’égrènent, certaines fugitives, célébrant les grands événements politiques ou adressées à ses protecteurs, non sans intentions intéressées ; d’autres, plus mûries. Le poème didactique le Quinquina (1682) reste laborieux. En 1683, La Fontaine est enfin élu à l’Académie, difficilement, à la succession de son ennemi Colbert, ironie académique sans doute. Il lit lors de sa réception un Discours à Mme de La Sablière, qu’il ne faut pas confondre avec celui des Fables. Hommage à l’amie qui vit maintenant très recluse, tentative aussi pour se connaître lui-même et définir cette inquiétude qui est l’élément le plus profond de sa personnalité et sans doute la source même de son génie. Dans la querelle des Anciens* et des Modernes, il prend parti par l’Épître à Huet (1687). Il rassemble ses fables nouvelles en un dernier livre, terminé par cet admirable testament spirituel, le Juge-arbitre, l’hospitalier et le solitaire (1694).