Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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La Fontaine (Jean de) (suite)

L’arrestation de Fouquet disperse cette cour intéressée. Parmi les rares fidèles restent La Fontaine et Jannart. Ce dernier organise la défense du surintendant, laquelle comporte toute une campagne de publications. La Fontaine écrit alors, en hommage de fidélité à Fouquet, une Élégie aux nymphes de Vaux et une Ode au roi. Lorsque Jannart est assigné à résidence à Limoges, La Fontaine l’accompagne ; il nous paraît certain qu’il avait reçu le même ordre. De son voyage, il écrit à sa femme une relation, chef-d’œuvre d’allégresse, d’observation, de cet humour qui lui est si naturel.

Il ne paraît pas que sa fréquentation de la cour de Fouquet ait beaucoup infléchi son art. Elle a eu des conséquences grandes pourtant, sur d’autres plans. D’abord, La Fontaine fait figure d’opposant, modestement — il était mince personnage —, au roi, à Colbert, dont l’hostilité lui reste acquise : les tentatives pour atteindre le roi, les dédicaces de fables aux enfants royaux, à la toute-puissante maîtresse Montespan n’y feront rien. Son œuvre se développe en marge de l’organisation officielle du monde littéraire. Surtout, il a vu, des coulisses, le théâtre politique ; il a été pris dans un grand naufrage ; il a constaté les reniements qui accompagnent une éclatante disgrâce ; il a sans doute participé à une action clandestine. Cette expérience amère, mais enrichissante, lui communique un pessimisme souriant et méprisant, auquel les Fables doivent une amertume lucide et somme toute tonique. « Mélancolique et de bon sens », a-t-on dit de lui au xviie s. L’affaire Fouquet ne pouvait que renforcer mélancolie et bon sens.

Avec la maturité vont venir les chefs-d’œuvre, Contes et Fables, de propos et d’inspiration différents, et dont le destin fut fort divers.

Les Contes, d’abord, chefs-d’œuvre mineurs, ou dans un genre mineur (1665, 1666, 1671, 1674), s’inscrivant dans la tradition des conteurs français et italiens (Boccace, Marguerite de Navarre, Rabelais, etc.) et, pour la langue et la versification, dans le sillage de Voiture et de Marot. Ils sont gaillards ; ils prennent à l’occasion pour cible les gens d’Église et vaudront à l’auteur des lecteurs fidèles, des ennemis actifs aussi, dans l’hostilité de qui le pharisaïsme a bien quelque part. Les Nouveaux Contes (1674) seront interdits par le lieutenant de police. On les a diversement jugés, le plus souvent de façon sévère. Ils sont de tons variés, avec de l’esprit toujours, qui s’applique à gazer — mais point trop — des nus considérés alors comme très osés, parfois de l’émotion. Ils représentent au moins une étape dans l’histoire de la sensualité et de la sensibilité ; ils acheminent de la gauloiserie, héritée du Moyen Âge et du xvie s., au libertinage élégant du xviiie s.

La grande date est 1668 : le premier recueil des Fables choisies mises en vers (6 livres). Les Fables n’ont pas été créées ex nihilo. Ésope, auquel elles empruntent la plupart de leurs sujets, était alors connu de tous. Ses apologues servaient de thème aux écoliers, de support à leur imagination ; ils avaient à les enrichir et à les développer selon les méthodes de l’amplification rhétorique. Les apologues fournissaient aux orateurs des exempla, des illustrations. D’autre part, le genre de l’emblème moral était encore très florissant à une époque férue d’allégorie sous toutes ses formes. Ces utilisations des fables n’allaient pas sans leur conférer un pédantisme très antipoétique. Il avait certes existé une fable en vers au Moyen Âge et au xvie s. Mais ces fabulistes étaient oubliés, et d’ailleurs « en vers » ne veut pas dire nécessairement poétique. Écrire des fables en vers et poétiques apparaissait comme un pari très risqué, d’autant que le mérite essentiel d’une fable résidait, croyait-on, dans sa brièveté. Rien ne laissait penser que la fable, humble auxiliaire de la pédagogie ou de l’éloquence, pût se hausser à la dignité poétique. Il fallait pour tenir ce pari être La Fontaine, c’est-à-dire allier une très riche expérience humaine à une irrépressible fraîcheur d’imagination. Les Fables constituent ainsi dans notre histoire poétique une mutation imprévisible : La Fontaine est le créateur d’un genre qui lui survivra mal.

Quant à la forme, elles sont en vers libres, qui autorisent toutes les souplesses, les nuances, voilent et permettent les insinuations et les audaces. La Fontaine a fait longtemps ses gammes, et les Fables bénéficient d’une expérience prosodique éprouvée. En un temps où la poésie ne craignait pas assez les chevilles, leurs vers sont d’un grain parfaitement serré : pas un mot qui n’ait son poids. Elles semblent restées longtemps en chantier : il en écrit dès avant 1663. Peu d’entre elles pourtant ont été connues avant 1668. Les écrivains du xviie s. ne laissaient pas d’ordinaire leurs œuvres sous le boisseau, ils en faisaient des lectures, permettaient des copies, des publications dans les recueils poétiques : mais La Fontaine était secret.

Quant au fond, une enquête due à René Jasinski a renouvelé leur connaissance en montrant que les Fables accompagnaient d’un commentaire continu l’affaire Fouquet. C’est une de leurs lectures possibles, une lecture certaine. Mais, par-delà l’actualité, elles retrouvent la vérité éternelle de l’homme et du monde, proposent un art de vivre. L’homme, vu par La Fontaine, quel que soit son déguisement animal, est doté d’une nature contre laquelle il ne peut rien. La sagesse consiste à s’en accommoder. S’il était venu au monde plus tard, muni donc d’un langage et d’une typologie autres, La Fontaine aurait dit que la société est une jungle. Cela ne l’empêche pas de revendiquer les droits de l’humanité et de la compassion dans une large compréhension pour tout ce qui vit, lutte et souffre.

Une langue et un art admirables servent cette représentation du monde : la vertu la plus certaine des Fables est un réalisme poétique qui fait voir, toucher, sentir. Art intelligent et intuitif à la fois dans lequel les réminiscences multiples venues à l’esprit d’un homme très cultivé sont fondues et assimilées.