Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Labrador (suite)

Au xviie s., des établissements permanents de pêche commencent à s’établir sur la côte méridionale, et le xviiie s. voit la première cartographie précise de la côte orientale avec les travaux de James Cook* (1763-1767). À cette époque, les immensités de l’intérieur sont parcourues par les « coureurs des bois », qui font le trafic des peaux avec les Esquimaux. Mais elles ne commencent à être véritablement connues qu’au siècle suivant, avec les expéditions de William Hendry, qui parvient à l’embouchure du Koksoak (1828), de John McLean (v. 1797-1890), entre 1838 et 1842, de H. Y. Hind (1823-1908), qui remonta la rivière Moisie (1861), enfin avec les travaux géologiques de A. P. Low (1861-1942), menés de 1884 à 1904 : en 1895, ce dernier découvrira les immenses gisements de minerai de fer sur lesquels repose l’économie de l’intérieur du Labrador. À la fin du siècle également, le missionnaire Wilfred T. Grenfell (1865-1940) révèle la misère dans laquelle vivent les Esquimaux. Il faudra attendre le milieu du xxe s. pour que la photographie aérienne permette la cartographie complète de la région.


Le problème de la frontière

La découverte des richesses minières fut pour beaucoup dans le conflit qui opposa le Québec à Terre-Neuve pour la possession de ces étendues désolées : intégrées à Terre-Neuve en 1763, elles sont remises à la juridiction du Québec en 1774. Mais la frange côtière, non définie avec précision, est séparée du Bas-Canada en 1809 pour constituer de nouveau une dépendance de Terre-Neuve. En 1927, le Conseil privé attribue une grande partie de l’intérieur (et des gisements de fer) à Terre-Neuve en prenant comme limite la ligne de partage des eaux entre les baies d’Hudson et d’Ungava, d’une part, et l’Atlantique, de l’autre. Cette décision ne manquera pas de soulever maintes protestations au Québec, où certains accusent Londres d’avoir frustré la « Belle-Province » d’une partie de ses richesses minières.

S. L.

➙ Canada / Esquimaux / Terre-Neuve.

 E. Bruet, le Labrador et le Nouveau-Québec (Payot, 1949).

La Bruyère (Jean de)

Moraliste français (Paris 1645 - Versailles 1696).



L’homme

La Bruyère est l’homme d’un seul livre. C’est ce qui fait sa force, mais c’est aussi sa limite. Les Caractères eurent huit éditions entre 1688 et 1694 ; d’année en année, La Bruyère grossit son œuvre, qui passa de 420 à 1 120 remarques. Voilà la preuve d’une belle persévérance, qui dénote la singulière aptitude d’un esprit à enrichir un recueil sans jamais s’écarter du but proposé : peindre l’homme. Mais ce qui est peut-être faiblesse, c’est de ne point varier son talent, d’utiliser une formule à peu près constamment identique et de s’en tenir là. La densité du livre existe au détriment de sa liberté créatrice.

Appartenant à une famille de bonne bourgeoisie, La Bruyère, après des études de droit, achète en 1673 une charge de trésorier général de France en la généralité de Caen. Mais il réside à Paris et, comme sa charge lui laisse des loisirs, il en profite pour lire, méditer, observer. En 1684, probablement grâce à Bossuet, il est précepteur du duc Louis de Bourbon, petit-fils du Grand Condé. Tâche ingrate, que le caractère indocile et distrait de son élève ne facilite guère ; du moins, sa vie auprès des grands offre un champ d’observation à son regard pénétrant. Quand Louis de Bourbon devient duc d’Enghien (déc. 1686), La Bruyère reste attaché aux Condé en qualité de « gentilhomme de Monsieur le duc ». Deux ans plus tard paraissent les Caractères, qui traduisent son expérience du monde et des hommes. Leur succès, dû en partie aux portraits, lui vaut, malgré deux échecs, d’être élu à l’Académie française (1693), où son discours de réception, qui ne loue que les partisans des Anciens, fait scandale.

On a l’impression que cette existence cèle des blessures secrètes, des rancœurs mal étouffées et que La Bruyère avait trop conscience de sa valeur pour ne pas souffrir de vivre dans une société qui, tout en l’admettant, ne lui faisait que trop sentir qu’il n’était pas des siens. On ne saurait en conclure que les Caractères sont un livre de revanche, un constat de déception. La Bruyère n’est pas aigri, il est désenchanté ; sa désillusion n’est pas le fruit de l’humiliation : il montre les hommes pour ce qu’ils sont, et la vision des moralistes n’est jamais réconfortante. Mais comment vaincre la monotonie des jours, sinon en livrant à la postérité les pensées qui tiennent à cœur ? « Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer. » La Bruyère sait bien, lui, qu’il ne peut compter que sur lui-même. Même si « tout est dit et l’on vient trop tard », on peut panser ses plaies en puisant dans ses propres ressources : « Le sage guérit de l’ambition par l’ambition même. » Au fond de chacun, il est une sorte de confiance en soi, en son talent, et La Bruyère a la certitude de n’en être pas démuni. Lorsqu’il écrit : « Il faut plus que de l’esprit pour être auteur », ne pense-t-il pas à lui-même et n’est-il pas sûr d’avoir la foi en son inspiration ? Tout ce que les Caractères cachent d’accent personnel sur le « métier de faire un livre » ne révèle, au total, en dépit des difficultés, que la croyance de leur auteur à être original.


« Je rends au public ce qu’il m’a prêté »

Le but que La Bruyère se propose d’atteindre, dans le grand courant de pessimisme augustinien de son siècle, est de « peindre l’homme ». Conformément au génie de son temps, il vise à enseigner : « On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction. » Mais, fidèle à la lignée de tous les moralistes classiques, il s’attache à découvrir la permanence dans la nature humaine, à dégager, par-delà les traits particuliers, les caractères éternels. « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage » ; si les contemporains sont l’objet de son étude, La Bruyère se donne une tâche plus haute : dévoiler l’homme dans sa nature universelle. La préface est nette sur ce point : « Penser toujours, et toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères et les mœurs de ce siècle que je décris ; car bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les renfermer en un seul pays. » Déjà La Rochefoucauld disait qu’il est plus aisé de connaître l’homme en général qu’un homme en particulier. La Bruyère parvient-il à saisir l’homme dans sa généralité ? Constatons que, si les Caractères sont souvent le fait d’un écrivain qui juge avec recul, il est aussi d’autres pages où l’on découvre l’homme derrière l’auteur, c’est-à-dire une sensibilité.