Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
K

Kazandzákis ou Kazantzákis (Nikos) (suite)

Dans Ascèse (1927), que lui-même a toujours considérée comme l’axe de toute son œuvre, il formule ces aphorismes dans un style nietzschéen, pour finir, après avoir successivement nié toute sorte de valeur, par l’abnégation finale, à savoir celle de Dieu lui-même en tant que collaborateur ou adversaire de l’homme dans la création du monde. Le nihilisme absolu serait la conclusion de l’« ascèse ».

Pourtant, en passant du néant des valeurs au néant de l’existence, Kazandzákis a pu formuler et suivre avec conséquence une sorte de conception de vie : celle de l’homme délivré de tout préjugé et de toute crainte, au-delà du bien et du mal, de l’homme qui, exempt de l’espoir même, mène son combat personnel pour donner un sens à son existence — pour sauver son dieu inexistant.

Cette conception place Kazandzákis en contradiction avec sa vision du monde nihiliste et bouddhiste, et l’éloigné du surhomme nietzschéen en le rapprochant plutôt de l’existentialisme de l’après-guerre, tout en sauvegardant son symbolisme archaïque.

Le Christ (1928), Ulysse (1928), Prométhée (1941-1943), Julien (1945) forment les « héros désespérés » d’une série de drames poétiques, héros qui luttent pour leur cause perdue d’avance, en vue de sauver le sens de leur existence dans leur chute inéluctable. Parmi eux, Ulysse restera jusqu’à la fin le personnage préféré ; dans son Odyssée (1938), une épopée de 33 333 vers, Kazandzákis présente Ulysse rentrant enfin à Ithaque pour découvrir qu’il n’a rien à y faire et repartir immédiatement pour un voyage sans terme et sans but : il mourra, solitaire, dans les glaces du pôle.

L’œuvre de Kazandzákis, restant en dehors de tous les courants littéraires contemporains, exprime mieux que toute autre chose la contradiction insoluble de son esprit. Aussi, la recherche anxieuse d’un dénouement, que Kazandzákis veut toujours individuel, le pousse-t-elle à passer une grande partie de sa vie en voyages à travers le monde : Chine, Japon, Angleterre... Kazandzákis a été parmi les premiers écrivains étrangers qui aient voulu voir de près la Russie d’après la révolution d’Octobre ; il en relatera ses impressions en deux volumes : Ce que j’ai vu en Russie (1928). Pourtant, tant de la Russie que de l’Espagne, où il s’est rendu durant la guerre civile, son œuvre n’a à peu près rien gardé aussi bien du point de vue social que du point de vue littéraire.

À un âge plus mûr, cherchant un terrain plus ferme pour y développer ses idées, et un contact avec le public, Kazandzákis s’est essayé dans le roman : Alexis Zorba (1946), le Christ recrucifié (1954), la Liberté ou la Mort (1953), la Dernière Tentation (1955), le Pauvre d’Assise (1956) sont des œuvres qui lui ont assuré une reconnaissance générale. Mais la critique littéraire se demande toujours si les héros de ces romans sont des porteurs artificiels, préconçus, des anxiétés et des problèmes de l’auteur ou s’ils incarnent à travers un conflit individualisé leurs problèmes réels et ceux de leur société.

D. H.

 A. Izzet, Nikos Kazantzaki (Plon, 1965). / C. Janiaud-Lust, Nikos Kazantzaki, sa vie, son œuvre (Maspero, 1970).

Keaton (Buster)

Acteur et metteur en scène de cinéma américain (Piqua, Kansas, 1896 - Woodland Hills, près de Los Angeles, 1966).


Joseph Francis Keaton, dit Buster Keaton, est un véritable enfant de la balle ; ses parents sont acteurs et acrobates dans divers spectacles itinérants jusqu’en 1898, date à laquelle ils abandonnent la tente de cirque pour le music-hall et font débuter leur fils sur les planches. Pendant plus de quinze ans, Buster — ce surnom lui avait été décerné par Harry Houdini — perfectionnera ses dons de comédien et son extraordinaire souplesse corporelle (qui lui évitera plus tard d’être doublé dans les situations les plus périlleuses) au cours de multiples tournées. Ce n’est qu’en 1917 qu’il rompt avec la cellule familiale sur l’invite de Fatty (Roscoe Arbuckle), qui, après avoir effectué un stage de quatre ans chez Mack Sennett*, venait d’être engagé par le producteur Joseph M. Schenck et se cherchait un partenaire. De 1917 à 1919 — hormis une interruption de huit mois due à la Grande Guerre —, Keaton apparaît dans une quinzaine de courts métrages de deux bobines tous dirigés et interprétés par Fatty (de Fatty garçon boucher [The Butcher Boy] à Fatty et Malec garagistes d’occasion [The Garage] en passant par Coney Island et Fatty Groom [The Bell Boy]). Après le tournage de Ce crétin de Malec (The Saphead), il forme une équipe de fidèles collaborateurs (Jean Havez, Clyde Bruckman, Joseph Mitchell), gagne son indépendance, signe une suite de petits films à la Metro Goldwyn Mayer (MGM), puis à la First National et épouse Nathalie Talmadge. Il invente petit à petit un univers particulier, où la loufoquerie ne naît plus seulement d’une situation vaudevillesque ou des vieilles recettes de la farce populaire, mais d’un dosage subtil entre le rire et la peur, l’incohérence et l’ingéniosité, l’humour noir et l’insolite, la frénésie de la métamorphose et l’incongruité de certaines situations, où son dynamisme et sa vitalité à toute épreuve vont de pair avec une fausse impassibilité du visage. Déjà dans tous ces essais (notamment Malec chez les Sioux [The Pale Face], Cops) apparaît une structuration géométrique de l’espace et un sens inné du cinéma qu’on ne retrouve généralement pas dans les autres bandes burlesques de l’époque. Le renom de Keaton s’étend au monde entier (en France, les distributeurs l’ont affublé des surnoms plutôt disgracieux de Malec et de Frigo), et en 1923 sort sur les écrans son premier long métrage : les Trois Âges (The Three Ages). Pendant cinq ans, Keaton va réaliser certains des plus beaux joyaux du cinéma comique : les Lois de l’hospitalité (Our Hospitality, 1923), Sherlock Junior (1924), la Croisière du « Navigator » (The Navigator, 1924), les Fiancés en folie (Seven Chances, 1925), Ma vache et moi (Go West, 1925), le Dernier Round (Battling Butler, 1926), le Mécano de la « Générale » (The General, 1926), Sportif par amour (College, 1927), Cadet d’eau douce (Steamboat Bill Junior, 1928), l’Opérateur (The Cameraman, 1928), le Figurant (Spite Marriage, 1929). Ces films, qu’il les réalise seul ou avec la collaboration d’Eddie Cline, de John G. Blystone, de Donald Crisp ou de Clyde Bruckman, ou même qu’il en abandonne la mise en scène à James W. Horne, Charles F. Reisner ou Edward Sedgwick, portent tous l’empreinte de sa puissante personnalité. Steamboat Bill Junior est cependant le dernier ouvrage qui lui a été donné de signer en toute indépendance. Keaton se laisse malheureusement convaincre par Joseph M. Schenck d’abandonner son propre studio et de passer sous contrat à la MGM. On commence à lui imposer des scénaristes, à contrôler son travail. L’équipe formée par Keaton se disperse. La « machine à broyer » hollywoodienne avale Keaton comme elle a déjà cherché à le faire pour des grands créateurs comme Sjöström ou E. von Stroheim. Keaton résiste, mène à bien le Figurant, mais doit, peu après, capituler devant les exigences des producteurs. On saupoudre ses scénarios d’un sentimentalisme qui ne lui convient pas, on infléchit le burlesque poétique dans lequel il excellait vers un comique aimable et lénifiant, où il se sent étranger, on lui impose bientôt un partenaire (Jimmy Durante) qui l’étouffe. Congédié par la MGM après le tournage du Roi de la bière (What! No Beer?, 1933), Keaton ne parvient pas à remonter la pente. Il vient en France tourner le Roi des Champs-Élysées (1934) et en Grande-Bretagne The Invaders (1934). De 1937 à 1950, il ne trouvera plus que des petits rôles indignes de son talent, jouera dans des cirques et des music-halls, campera d’inoubliables et mélancoliques silhouettes dans Boulevard du Crépuscule (1950) de Billy Wilder et Limelight (1952) de Charlie Chaplin*. Un film assez médiocre, The Buster Keaton Story, est réalisé en 1957 par Sidney Sheldon (c’est Donald O’Connor qui personnifie Keaton), et ce n’est pas cette évocation académique qui le sauve de l’oubli. Mais, soudainement, au cours des années 60 (grâce notamment à l’opiniâtreté d’un collectionneur, Raymond Rohauer, qui rachète les droits de ses films), Buster Keaton se voit rapidement réhabilité. Ses films, de nouveau largement distribués dans le monde entier, apparaissent à beaucoup comme des révélations, au point que nombre d’historiens et de cinéphiles n’hésitent pas à les comparer à ceux de Charlie Chaplin (et la comparaison est loin d’être toujours flatteuse pour le petit homme à la moustache, dont la renommée paraît à certains quelque peu surévaluée). Il semble vain de comparer les styles des deux célèbres comiques, qui restent parfaitement étrangers l’un à l’autre, leurs buts n’étant pas toujours identiques. Buster Keaton a été longtemps considéré comme un inadapté victime d’un univers mécanisé et perpétuellement en proie à l’hostilité des objets qui l’entouraient. Son visage impénétrable lui avait valu le sobriquet de « l’homme qui ne rit jamais ». À revoir ses films, il est permis de penser que cette approche du personnage était par trop simpliste.