Kazandzákis ou Kazantzákis (Nikos) (suite)
Dans Ascèse (1927), que lui-même a toujours considérée comme l’axe de toute son œuvre, il formule ces aphorismes dans un style nietzschéen, pour finir, après avoir successivement nié toute sorte de valeur, par l’abnégation finale, à savoir celle de Dieu lui-même en tant que collaborateur ou adversaire de l’homme dans la création du monde. Le nihilisme absolu serait la conclusion de l’« ascèse ».
Pourtant, en passant du néant des valeurs au néant de l’existence, Kazandzákis a pu formuler et suivre avec conséquence une sorte de conception de vie : celle de l’homme délivré de tout préjugé et de toute crainte, au-delà du bien et du mal, de l’homme qui, exempt de l’espoir même, mène son combat personnel pour donner un sens à son existence — pour sauver son dieu inexistant.
Cette conception place Kazandzákis en contradiction avec sa vision du monde nihiliste et bouddhiste, et l’éloigné du surhomme nietzschéen en le rapprochant plutôt de l’existentialisme de l’après-guerre, tout en sauvegardant son symbolisme archaïque.
Le Christ (1928), Ulysse (1928), Prométhée (1941-1943), Julien (1945) forment les « héros désespérés » d’une série de drames poétiques, héros qui luttent pour leur cause perdue d’avance, en vue de sauver le sens de leur existence dans leur chute inéluctable. Parmi eux, Ulysse restera jusqu’à la fin le personnage préféré ; dans son Odyssée (1938), une épopée de 33 333 vers, Kazandzákis présente Ulysse rentrant enfin à Ithaque pour découvrir qu’il n’a rien à y faire et repartir immédiatement pour un voyage sans terme et sans but : il mourra, solitaire, dans les glaces du pôle.
L’œuvre de Kazandzákis, restant en dehors de tous les courants littéraires contemporains, exprime mieux que toute autre chose la contradiction insoluble de son esprit. Aussi, la recherche anxieuse d’un dénouement, que Kazandzákis veut toujours individuel, le pousse-t-elle à passer une grande partie de sa vie en voyages à travers le monde : Chine, Japon, Angleterre... Kazandzákis a été parmi les premiers écrivains étrangers qui aient voulu voir de près la Russie d’après la révolution d’Octobre ; il en relatera ses impressions en deux volumes : Ce que j’ai vu en Russie (1928). Pourtant, tant de la Russie que de l’Espagne, où il s’est rendu durant la guerre civile, son œuvre n’a à peu près rien gardé aussi bien du point de vue social que du point de vue littéraire.
À un âge plus mûr, cherchant un terrain plus ferme pour y développer ses idées, et un contact avec le public, Kazandzákis s’est essayé dans le roman : Alexis Zorba (1946), le Christ recrucifié (1954), la Liberté ou la Mort (1953), la Dernière Tentation (1955), le Pauvre d’Assise (1956) sont des œuvres qui lui ont assuré une reconnaissance générale. Mais la critique littéraire se demande toujours si les héros de ces romans sont des porteurs artificiels, préconçus, des anxiétés et des problèmes de l’auteur ou s’ils incarnent à travers un conflit individualisé leurs problèmes réels et ceux de leur société.
D. H.
A. Izzet, Nikos Kazantzaki (Plon, 1965). / C. Janiaud-Lust, Nikos Kazantzaki, sa vie, son œuvre (Maspero, 1970).