Kaiser (Georg) (suite)
Selon l’esthétique de Georg Kaiser, le drame devait être un « jeu d’idées » (Denkspiel). Le spectateur devait y trouver autre chose qu’un divertissement : l’exposé d’un problème et aussi des éléments de solution. L’auteur doit susciter la curiosité, forcer à aller plus loin et non plus seulement faire illusion, comme dans l’ancienne dramaturgie, encore moins toucher le spectateur, ce qui serait trop banal. Aussi, le théâtre de Kaiser n’est-il pas sans parenté avec celui de Brecht. Mais Kaiser parcourt les époques et arrange les sujets historiques avec une désinvolture qui n’appartient qu’à lui : dans Europa (1920), il donne une bouffonnerie mythologico-érotique ; il transforme Judith en une « veuve juive » (Die jüdische Witwe, 1920), aussi peu édifiante que sa Jeanne d’Arc, dont il fait la maîtresse de Gilles de Rais ; idée puisée, semble-t-il, dans Huysmans !
De ces pièces, rien n’a survécu, mais il y a plus à retenir du drame auquel, aujourd’hui encore, le nom de Kaiser demeure associé, Du matin à minuit (Von morgens bis mitternachts, 1916) ; scènes imagées, un peu comme les « bandes dessinées », qui jalonnent la longue journée d’un employé de banque tenté par la « grande vie ». Le matin, il puise dans la caisse, et, à partir du milieu du jour, les scènes se succèdent à une vitesse affolante dans les lieux de plaisir de la grande ville, y compris au promenoir d’une « Course de six jours », dont la vogue commençait. Le héros court après un destin qui va le rattraper avant le lendemain. Dans le tohu-bohu de la métropole, il s’épuise vainement à chercher une signification au temps ou bien un instant sans pareil.
La meilleure réussite de Kaiser dans cet ouvrage est un dialogue haletant et comme survolté, dans un mouvement et un rebondissement toujours nouveau qui emporte tout, symbole de la vie désaccordée, du non-sens anonyme, du contemporain « sans qualités », enivré à l’idée d’être quelqu’un, au moins quelques heures. Minuit venu, il disparaît : le jeu ne valait pas la chandelle. Il en demeure des trouvailles de scènes qui ne sont pas sans parenté avec la technique du film.
Passant du fait divers « unanimiste » aux questions sociales, Kaiser, en 1917, abordait dans le Corail (Die Koralle) le drame du milliardaire solitaire qui voudrait revenir parmi les humains et retrouver, comme dans l’anonymat de ses débuts, la candeur interdite aux trop grandes fortunes. C’est l’envers du drame de l’employé. Le milliardaire, pour accomplir sa nostalgie, commet un crime et ne connaîtra que quelques journées de paix. Tout protégé qu’il est par son or, il lui faudra sortir de sa cachette. Le « fils du milliardaire » est au centre d’une seconde pièce de là même série, Gaz (Gas), qui est de 1918 et qui porte sa date. En effet, le capitalisme a été aboli, et le fils du grand patron dirige désormais l’entreprise qui fournit en énergie tout le pays. Lui sera victime non plus du manque d’argent ou de l’excès d’argent, mais de la technique, car l’usine explose. Les citoyens de cette nouvelle cité utopique, cependant, la reconstruiront, car ils sont bien plus attachés à produire, à produire n’importe quoi, plutôt qu’à chercher à vivre sagement. En 1920, Gaz 2 (Gas 2) faisait un pas de plus au-delà de la technocratie de Gaz, puisque, dans cette nouvelle utopie, l’argent et l’autorité des techniciens sont abolis : alors, les hommes entrent en conflit violent pour une raison futile, comme par caprice, comme les enfants avec leurs jouets, et le monde entier explose.
Visionnaire pessimiste, après avoir été bouffon et satirique, Kaiser a du moins le grand mérite d’avoir su saisir des sujets modernes et d’avoir eu comme un don de confuse prophétie. Ses drames historiques étaient, sans doute, comme des exercices de style ; sa manière personnelle convenait mieux au futur, dont il a une vue abstraite, mais souvent pénétrante. Ses théorèmes dramatiques avaient et ont encore un aspect tout à fait moderne.
En exil, Kaiser devait pourtant revenir à la Grèce et à ses figures mythiques, mais sur un autre mode. Il a pris ses distances avec le monde contemporain et trouve intérêt à des jeux désengagés. Ainsi, Deux Fois Amphitryon, Pygmalion et Bellérophon forment une dernière trilogie, publiée en 1948, trois ans après la mort de l’auteur.
P. G.