Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Juillet (monarchie de) [1830-1848] (suite)

D’autre part, si la population urbaine s’accroît plus vite que la population rurale, le mouvement présente des caractères particuliers. De gros centres urbains grandissent démesurément, comme Paris, qui passe d’environ 780 000 habitants en 1831 à plus d’un million en 1846 ; c’est aussi le cas de Lyon, de Saint-Étienne, de Toulouse. En fait, l’industrialisation ne provoque pas d’explosion démographique : l’essor est surtout dû à l’immigration, et ce sont les villes de commerce (Marseille, Bordeaux, Nantes) qui en profitent, bien plus que les villes d’industrie.

La dépopulation des cantons ruraux commence seulement et affecte les marges armoricaines, les pays montagneux, les Pyrénées, l’Aveyron, la Corrèze, le Lot dès 1836, le Jura et l’Orne dès 1841. L’émigration rurale bénéficie surtout aux petites capitales régionales et aux chefs-lieux. La France de Louis-Philippe est un pays encore largement rural : 75 p. 100 des Français sont des ruraux, 90 p. 100 des communes ont moins de 3 000 habitants, et 52 départements sur 86 n’ont aucune vie urbaine.


La société

La société demeure cloisonnée et hiérarchisée. Les classés traditionnelles, noblesse terrienne et paysannerie, n’ont guère perdu de leurs traits distinctifs depuis la Restauration.


Le monde paysan

Il reste figé, besogneux et à l’écart de toute vie politique et intellectuelle. Grosso modo, on peut dire qu’un paysan sur deux est propriétaire et que la petite propriété tend à s’accroître, tant par une lente augmentation des revenus que par le démantèlement des grands domaines. La passion de la terre entraîne une multiplication parcellaire, et le paysan est bien souvent la victime du notaire ou de l’usurier local.


La bourgeoisie

L’année 1830 constitue incontestablement une date clé, celle de la prise en main par cette classe de la direction politique et économique du pays ; elle va imposer son mode de vie, de pensée, ses critères de référence. Si la hiérarchie sociale est stricte au fur et à mesure que l’on monte, c’est affaire de fortune, mais aussi de position sociale, d’ancienneté, de famille, d’influence.

Au sommet : une haute bourgeoisie d’affaires, dominée par le groupe des banquiers parisiens, « noblesse de la classe bourgeoise », qui détient une position privilégiée en ces temps de précapitalisme où l’argent est rare. Le monde des grands capitaines d’industrie constitue une autre société, le clivage banque-industrie étant cependant moins rigide qu’on ne le pense. Un fossé sépare ces notabilités urbaines de la petite bourgeoisie des boutiquiers et des maîtres artisans, souvent fort proches du peuple, dont ils sont issus.

La bourgeoisie, c’est enfin et peut-être surtout la nombreuse couche intermédiaire des propriétaires fonciers, des négociants ruraux, des notaires et des avoués — qui dominent les bourgs et les villes —, et qui a aussi ses fortunes, ses familles, ses coteries et ses préséances.


Les ouvriers

Il n’y a pas de classe ouvrière homogène. L’ouvrier conscient et organisé est avant tout celui des petites entreprises et des vieux métiers de qualification et d’art. Mieux payé, instruit et attaché à l’instruction, il s’intéresse activement à la politique et constitue l’ossature des organisations ouvrières et républicaines. Meneur de grèves quand il se sent menacé, il n’en rêve pas moins de s’établir, souvent à la suite d’un patron qui n’est pas l’adversaire de classe.

Les ouvriers de la grande industrie forment un monde à part, et encore nettement minoritaire (un ouvrier sur cinq). Ruraux déracinés, miséreux des villes, artisans déclassés, hommes et femmes sont asservis à la machine dans ces vastes fabriques du premier âge industriel, qui étonnent et déjà scandalisent. La journée de travail dépasse souvent douze heures pour un salaire de famine englouti aux trois quarts par une nourriture insuffisante et malsaine, essentiellement à base de pain. Une hausse des céréales, une spéculation sur les farines ou une vague de chômage provoquent des explosions de la misère, douloureusement ressenties dans les cycles de dépression de 1827-1832, 1838-1840, et à partir de 1846.

Le prolétaire n’est pas toujours l’adulte, et pour un million d’ouvriers il y a 130 000 enfants. En Alsace ou en Normandie, dans le tissage de Lille ou chez les drapiers de Sedan sont employés de jour comme de nuit, en un travail continu, des gamins de huit à douze ans. L’enquête du ministère du Commerce en 1837 révèle l’utilisation de bambins de quatre ans au dévidage des bobines. La discipline est cruelle, et le personnel de surveillance, féroce et débauché, manie le nerf de bœuf pour tenir éveillés les enfants qui succombent au sommeil. Soumis à des conditions de vie « auprès desquelles l’esclavage antique pourrait apparaître enviable » (comtesse d’Agoult), le prolétariat sombre dans l’immoralité : l’alcoolisme est général ; la prostitution — le cinquième quart de la journée — n’épargne pas la prime adolescence. La sous-alimentation commence au berceau, et l’on drogue les nourrissons à l’aide de « dormants », quand la mère est à l’usine. Le logement est généralement insalubre. L’ouvrier est très rapidement un être diminué et sujet à des carences profondes. Les conseils de révision s’inquiètent d’une dégénérescence qui frappe les forces vives des populations ouvrières dans les grands centres manufacturiers. À Mulhouse, l’espérance de vie à la naissance chez les fabricants est de vingt-huit ans ; chez les ouvriers tisserands et fileurs, de deux ans. La déchéance du prolétariat nourrit dans les grandes villes, en particulier à Paris, une faune de criminels sur laquelle se penchent le journalisme (la Gazette des tribunaux) et la littérature de l’époque (Eugène Sue et ses Mystères de Paris [1842-43]). Le crime devient un phénomène social de grande ampleur, et l’analyste bourgeois assimile volontiers classe laborieuse et classe dangereuse.

Écrasé sur le plan économique, le prolétaire ne l’est pas moins sur le plan juridique ; association et grève sont des délits ; la force armée disperse et la justice sanctionne. L’ouvrier est un suspect, soumis au livret de travail visé par le maire et le commissaire de police et que la monarchie de Juillet comme la Restauration ont hérité du Consulat. C’est aussi un mineur. Les tribunaux croient l’employeur sur parole et exigent du travailleur la preuve de ses dires. Dans une certaine mesure, l’affirmation suivant laquelle le Code pénal constitue le fondement du droit ouvrier comme le Code civil constitue celui de la société bourgeoise n’est pas exagérée.