Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

journal intime

Plus qu’aucune autre forme littéraire, le journal intime apparaît lié à une civilisation et à une époque particulières. Il représente un des nombreux avatars de l’autobiographie* et ne tire sa pleine originalité que de la comparaison avec les autres genres auxquels a donné naissance l’épanchement de la personnalité.



Une technique délimitée

Avant toute chose, il convient de s’arrêter aux termes mêmes de journal et d’intime. L’intimiste suit au jour le jour les pulsions de son être et s’attache à les transcrire de manière brute. Ce côté est encore renforcé par l’aspect proprement personnel du cahier : l’intimiste ne se préoccupe pas d’autrui (ou alors il s’agit, comme l’a montré la philosophie contemporaine, d’un autrui intérieur) et n’écrit que pour lui-même, pour se libérer en quelque sorte des tourments qui l’assaillent. Ainsi se trouve marquée la place particulière que le journal intime occupe au sein de l’autobiographie, dont il est une limite extrême. Ouvrage non composé, non édulcoré par le temps, le journal intime se situe à l’opposé des Mémoires et des romans personnels : par là même, il manifeste au plus haut degré le désir de tout autobiographe, la sincérité et l’authenticité. Non destiné à la publication, il se différencie de ce fait des confidences écrites en fonction d’un lecteur éventuel et même des correspondances toujours adressées à un témoin privilégié. Enfin, mais là nous quittons le cadre strict de l’autobiographie, par sa concentration sur le sujet qui écrit, il marque ses distances à l’égard des journaux « externes », chroniques et autres témoignages.

Il apparaît donc comme une forme spontanée d’écriture dans laquelle l’intimiste, loin de se mirer ou de chercher une image conforme à ses rêves, tente de parvenir à lire la complexité de son moi et de ses angoisses.


Un sujet restreint mais inépuisable

Qu’il le veuille ou non, l’intimiste est une incarnation vivante du mythe de Narcisse. Il se complaît à disséquer les lambeaux de sa conscience, quelque mal que cela lui fasse. Car le moi est le centre d’où partent toutes les impulsions et vers lequel convergent toutes les réflexions de l’intimiste. Plus que tout autre, et cela malgré les nombreux sarcasmes qu’il lance à son objet, l’intimiste recherche la lucide vision de sa propre personnalité.

Le journal intime suit donc une courbe (recherche, perte, conquête de soi) qui ne peut qu’être incomplète, sous peine de voir le projet intimiste dilué dans l’autobiographie de communication.

On le voit, si le sujet est en fait limité à la seule personne de celui qui écrit le journal, le champ d’expérimentation s’élargit aux innombrables pulsions de l’individu, pulsions qui ne peuvent qu’être exacerbées en raison du caractère fortement introspectif de l’intimiste.


La floraison intimiste du xixe siècle

Historiquement, il est possible de dater l’apparition du journal intime en tant que sujet d’analyse. Le Moyen Âge, peu enclin à intérioriser et plus friand de madrigaux galants, le xviie s., enfermé dans la vision de l’honnête homme, modèle parfait du type humain, le Siècle des lumières, préoccupé de raison et d’expérimentation, toutes ces époques ne pouvaient accepter l’existence de la confession personnelle. Pour que celle-ci pût exister, il fallait des conditions générales favorables au développement de la subjectivité : le romantisme fut cette période privilégiée qui sut retenir la confession la plus secrète de l’homme dérouté, en quête non plus d’un hypothétique absolu, mais de sa propre conscience. Un rapide survol permettra de voir l’évolution du journal intime durant le xixe s.

Première période, avant 1820 : les écrivains entreprennent solitairement un journal qu’ils croient unique et dont, en tout cas, ils ne possèdent aucun exemple publié. Ce sont en quelque sorte les fondateurs du journal intime : Maine* de Biran, Restif de La Bretonne, Joubert, Benjamin Constant, Stendhal*.

De 1820 à 1860, une nouvelle génération parvient à la maturité littéraire : même s’ils n’ont pas connaissance des écrits intimes de leurs prédécesseurs, ces écrivains possèdent du moins une abondante littérature d’inspiration personnelle, dans laquelle leur projet peut trouver une « raison » d’être et donc d’exister pour lui-même. À ce type d’intimiste se rattachent Vigny*, Eugène Delacroix*, Maurice et Eugénie de Guérin, Michelet* et surtout Henri Frédéric Amiel.

Avec la publication, totale ou partielle, de ces journaux intimes, le journal devient « de moins en moins pur d’arrière-pensée » et n’est « pas loin de devenir un genre littéraire » (Alain Girard). Dès lors, le mouvement s’accélère : certains écrivains entreprennent de publier des fragments de leurs journaux, qu’ils rédigent parfois comme un ouvrage normalement destiné au public ; d’autres s’assurent auprès de leurs héritiers qu’ils auront soin de faire paraître après leur mort leurs papiers personnels. Le cas d’André Gide* est le plus intéressant par l’importance que tiennent dans sa vie comme dans son œuvre la rédaction et la publication de son Journal : d’une édition à l’autre, l’écrivain ajoute ou supprime des passages, assurant ainsi la rupture définitive de la vocation initiale de l’intimiste.

Le mouvement intimiste n’est pas une exclusivité française : Defoe*, Byron*, Katherine Mansfield* en Angleterre, Goethe*, Jean-Paul (v. Richter), Novalis* en Allemagne, Kierkegaard* au Danemark, Pouchkine*, Dostoïevski*, Gogol* en Russie, tous témoignent de la vitalité d’un courant occidental aussi puissant que la « crise de la conscience européenne » du début du xviiie s.


Personne et intimisme

Par-delà les problèmes qu’il pose, le journal intime met l’accent sur l’existence de son auteur, le « diariste », en tant que conscience au sein d’un monde. Car la solitude, l’exil secret de l’intimiste ne sont qu’une apparence : « son désert est dans la société comme la société est en lui ».

Dans l’ensemble de la société, le refuge forcé de l’intimiste assure en quelque sorte la permanence de sa propre existence face à l’incertitude et au chaos général.