Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Jésus (suite)

Jésus sur lui-même

Actions et paroles de Jésus convergent toutes sur sa personne, nous venons de le rappeler ; dans quelle mesure l’historien peut-il en déduire que Jésus s’est considéré comme le Messie et le Fils de Dieu ? La réponse à cette question est fort discutée depuis le début de ce siècle. Alors que les uns s’efforçaient de reconstituer la psychologie de Jésus à partir de tout ce qui se trouve dans les Évangiles, les autres attribuaient à l’Église primitive les paroles explicites de Jésus sur sa messianité : les premiers chrétiens auraient ainsi voulu lever le scandale que constituait la mort ignominieuse de leur maître, car il leur paraissait impossible que Jésus soit allé inconsciemment à la mort. Entre ces extrêmes, reconstitution psychologique et dénégation hypercritique, les historiens contemporains semblent avoir trouvé une voie moyenne en parlant de « christologie implicite » des Évangiles. Indiquons sommairement les étapes du raisonnement.

Les déclarations explicites de Jésus sont ordinairement contestées par les historiens. Ainsi, au tribunal qui lui demande : « Es-tu le Christ ? », Jésus répond selon Marc (xiv, 62) : « Oui, je le suis », mais, selon Matthieu (xxvi, 64), il se contente d’éluder la réponse : « Tu le dis. » C’est Matthieu qui, sans doute, reflète l’attitude de Jésus ; en effet, le Christ ne partageait pas la conception courante de l’époque sur le Messie, en particulier sur son sort douloureux et sa personnalité profonde. Jésus n’a pas décliné ses titres devant les hommes qui ne pouvaient ou ne voulaient pas comprendre. L’appellation « Fils de l’homme » qui revient souvent dans ses paroles n’est pas un titre habituel du Messie, comme Fils de David. Seulement, quand il dit « le Fils », contre-distingué des anges et des autres hommes (Marc, xiii, 32) et uni de façon spéciale à Dieu son Père (Matthieu, xi, 27), ou quand il appelle Dieu « Abba » (Père), Jésus suggère qu’il se sait en relation intime et spéciale avec Dieu.

Aucun titre n’a été revendiqué par Jésus, ni celui de Messie, ni celui de Fils de Dieu. Mais son comportement et ses paroles impliquent quelque chose de plus chez lui que chez les autres hommes. Jésus invite à chercher derrière son existence le secret de sa personnalité. À la source de la tradition, l’historien peut placer la conscience messianique et filiale de Jésus de Nazareth. Mais, au moment où il pense étreindre son secret, cette même personne lui échappe comme un mystère qui, à la fois, éclaire tout l’Évangile et l’action de l’Église, et en même temps aveugle celui qui veut en rendre raison. La parole la plus significative se lit dans l’Évangile, question qui demeure posée aujourd’hui encore : « Qui suis-je, au dire des hommes ? » (Marc, viii, 27).

Réponse a été donnée par les contemporains de Jésus, par ses disciples et par ses ennemis, par des hommes de tous les temps. L’historien doit donc, avec méthode, préciser comment la question est posée — soit par Jésus, soit par les disciples — et quelles ont été les réponses apportées par les premiers chrétiens, puis au cours des siècles.


La question posée par Jésus

On ne peut tracer un portrait physique de Jésus : tout ce qui a été dit sur le sujet relève de la plus haute fantaisie, même si très tôt les imaginations se sont donné libre cours. Nous allons grouper un certain nombre de traits qui se dégagent de l’enseignement et du comportement de Jésus, en nous inspirant des travaux provenant d’auteurs aux tendances diverses : Léonce de Grandmaison, Joseph Klausner, Günther Bornkamm, Charles-Harold Dodd.

Jésus apparaît comme un homme du terroir juif. De Jean-Baptiste, on n’a retenu que son accoutrement bizarre et sa prédiction imagée. Jésus, lui, est un homme de la terre qui laisse transparaître limpidement la beauté de la nature et les mœurs des hommes. Les oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne moissonnent, les lis des champs qui ne prennent pas souci de leur parure, plus belle cependant que celle de Salomon, le figuier dont les feuilles naissantes annoncent déjà les fruits, la semence qui mûrit dans le silence de la terre : voilà que la création tout entière renaît et s’illumine sous le regard de Jésus. Toutes ces notations reflètent bien la vie ordinaire, mais elles sont transfigurées par la lumière intérieure d’un esprit pénétré des saintes Écritures et des traditions de son temps. On a pu dire que, prises séparément, les paroles de Jésus ont leur équivalent dans la littérature rabbinique ; ainsi, Jésus n’a pas inventé le genre littéraire des paraboles, mais il en est le maître incontesté, selon J. Klausner, qui ajoute : « Seul Jésus a donné à ces traditions une extraordinaire force de concentration. »

C’est que, tout en se montrant l’héritier d’une tradition vénérable parfaitement assimilée, Jésus étonne par son comportement d’homme libre. Libre à l’égard de Jean-Baptiste, au point que celui-ci ne comprend pas le comportement de Jésus (Matthieu, xi, 2). Sans doute, Jésus est-il capable de discuter les textes scripturaires sur le mode des controverses rabbiniques, mais il ne cite jamais l’Écriture pour justifier son enseignement. À la différence des prophètes eux-mêmes, qui scandent leurs assertions par l’antique formule : « Ainsi parle le Seigneur », Jésus se contente de déclarer : « Et moi, je vous le dis. » Jésus est plus qu’un rabbi, il est même plus qu’un prophète, il manifeste une « autorité » extraordinaire (Matthieu, vii, 29), qu’il ne cherche pas à légitimer en évoquant sa vocation ; il se contente de se présenter, et par là même de poser une question. Libre, il bouscule les usages du temps : il enseigne non seulement dans les synagogues, mais dans la campagne, au bord du lac, en route, à la maison ; parmi ceux qui le suivent, on rencontre des femmes et des enfants, des ignorants de la Loi et même ceux qu’on appelle des pécheurs, les publicains détestés. Jésus ose même s’insurger contre les droits les plus sacrés de la famille, par exemple lorsqu’il dit à celui qui lui demande d’aller d’abord enterrer son père : « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Matthieu, viii, 22). Il parle et agit avec une souveraineté suprême, aussi bien pour désarmer les objections, échapper aux traquenards qu’on lui tend que pour accueillir quiconque vient à lui, car il est prêt à secourir toute maladie, toute souffrance ; il n’est plus alors de frontière, pas même d’ordre légal ou cultuel. Jésus est libre à l’endroit du succès comme de l’insuccès ; il se retire quand on veut le faire roi, il traite de Satan son disciple Pierre qui tente de le détourner du chemin de Dieu (Matthieu, xvi, 23), il sait se taire devant l’injustice qu’on lui fait (Matthieu, xxvi, 63). Enfin, cet homme libre ouvre par sa manière de parler de lui-même un espace à la liberté de celui qui l’entend : celui-ci se sent interpellé par une réalité mystérieuse, qui surgit dans le temps comme si elle dominait le temps.