Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Jésus (suite)

Pour conduire à un tel changement d’attitude, Jésus donne l’exemple. De fait, il ne se contente pas de reprocher aux disciples leur peu de confiance dans la tempête, lui-même dort plein d’abandon dans la barque secouée par les vagues. Devant l’échec de sa prédication, Jésus trouve auprès du Père le sens de l’événement : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Matthieu, xi, 25). Jésus ne se laisse pas surprendre par l’adversité, et, en pleine détresse, face à la mort qui vient, écrasé d’angoisse, il maintient sa relation avec Dieu et l’appelle encore de ce nom que les Juifs réservaient ordinairement à leur père de la terre : « Abba » (Marc, xiv, 36). En Jésus, les enfants de Dieu trouvent en quelque sorte leur prototype.


Le peuple de Dieu

En valorisant la relation personnelle de chaque enfant de Dieu, Jésus n’a pas désagrégé le peuple de Dieu, mais l’a fondé pour toujours. Il devait pour cela se situer par rapport au peuple d’Israël, dans lequel il se trouvait, fils de David, fils d’Abraham. Aux yeux de Jésus, Israël est bien le peuple choisi par Dieu pour proclamer sa gloire ; selon le mot de Joseph Klausner, historien juif, « Jésus était juif et il resta juif jusqu’à son dernier souffle » ; mais le secret de sa réaction prophétique pour maintenir Israël fidèle à Dieu se trouve ailleurs, dans la fidélité qu’il montre envers son Père. « Je suis venu, dit-il, non pour abolir, mais pour accomplir » (Matthieu, v, 17).

Jésus n’a pas prétendu abolir la société existante, ni la Loi, ni Jérusalem. Il renvoie à la Loi le jeune homme riche qui le questionne sur le moyen d’obtenir la vie éternelle, et il sait que « du moment qu’ils [les hommes] n’écoutent pas Moïse et les prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus » (Luc, xvi, 31). Ramenée à l’essentiel, radicalisée, la Loi dit quelle est la volonté de Dieu ; inutile de lui en substituer une autre. Jésus commande l’obéissance aux autorités constituées : « Faites ce qu’ils vous disent », quitte à ajouter : « Ne vous réglez pas sur leurs actions » (Matthieu, xxiii, 3). Jésus a pleuré sur Jérusalem et sur sa patrie ; il n’a pas songé à fonder une communauté sur le modèle séparatiste de Qumrān. Les disciples qu’il groupe autour de lui ne constituent pas une « Église » à côté d’Israël, mais un « troupeau », dont l’unique principe de cohésion est l’attachement de chacun à la parole et à la personne de Jésus ; et cependant, cette communauté nouvelle symbolise le nouvel Israël, ne serait-ce que par le chiffre douze, qui évoque celui des tribus d’Israël. Tout se passe comme si Israël se concentrait en l’unique personne de Jésus, autour duquel se rassemblent les pauvres et les déshérités : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Matthieu, xi, 28-30).

Jésus n’a pas aboli, il a accompli Israël. Certes, il ne cherche pas à réparer le système défaillant : « On ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres... À vin nouveau des outres neuves ! » (Marc, ii, 22). Pour cela, Jésus est remonté à l’origine de la Loi, par exemple en rappelant que, lors de la création, il n’y avait pas toutes les excuses édulcorantes qu’on a trouvées pour justifier le divorce (Matthieu, xix, 3-9) ; il remonte à l’origine du sabbat pour montrer que la Loi est faite pour la vie, et donc que le sabbat est fait pour l’homme, et non pas l’inverse ; il décape les traditions superfétatoires ; il ne craint pas de violer apparemment des interdits, impuretés contractées au toucher des lépreux, des cadavres, des publicains, des pécheurs notoires, dont, c’est le comble, il fait sa compagnie (Marc, ii, 15-17). Jésus remonte à la racine de l’appartenance au peuple de Dieu, qui est d’essence religieuse : il ne suffit pas de se dire enfant d’Abraham pour l’être ; il faut pratiquer la volonté du Père, et alors on est de sa famille (Marc, iii, 31-35) : les païens eux-mêmes et les prostituées entreront dans le royaume de Dieu avant ceux qui se prennent pour des justes en se targuant de leurs œuvres (Matthieu, xxi, 31). Positivement, Jésus a jeté les fondements d’un Israël accompli, en visant chaque individu et en exigeant de lui d’être parfait comme le Père céleste. À lire le Sermon sur la montagne (Matthieu, v-vii) sans les adoucissements qui en émoussent la pointe, on demeure saisi. C’est que Jésus se place à la source même de la Loi, parfaitement intériorisée. Au cœur de toute action, il met l’intention religieuse ; au cœur de toute action religieuse, l’amour ; au cœur de tout acte d’amour, l’absolu. Ainsi, la rigidité de la lettre fait place à la souplesse de l’esprit, autrement exigeante. Mais face à ce message qu’il sent impraticable, l’homme qui se reconnaît pécheur découvre le messager qui l’appelle : la lettre tue, la Parole vivante vivifie.

Le peuple de Dieu enfin a été fondé par Jésus dans son propre sacrifice, dans son sang. Jésus appelle à porter la croix et à servir : telle est la base de la nouvelle communauté, le service mutuel en quoi consiste la véritable autorité (Marc, x, 42-44). C’est pourquoi Jésus est allé consciemment et volontairement à une mort qu’il voyait inéluctable et dont il comprenait le sens à la lumière de la prophétie du Serviteur de Dieu dont parlait Isaïe (liii). Parmi les nombreuses annonces que, selon les Évangiles, Jésus a faites de son sort, l’historien admet au minimum comme authentiques celles qui ne mentionnent pas explicitement la résurrection (Luc, xiii, 31-33 ; xvii, 25) ; mais il peut aussi admettre que Jésus a pressenti sa propre résurrection, non seulement à la fin des temps comme le lui assurait sa foi juive, mais dans un bref délai. C’est pourquoi, lors du dernier repas qu’il prend avec ses disciples, en offrant son sang versé pour l’humanité entière, Jésus scelle pour jamais l’alliance des hommes avec Dieu par la foi en la valeur salutaire de sa mort (Luc, xxii, 19-20).