Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Jaurès (Jean) (suite)

À l’École normale supérieure (1878-1881), il prépare l’agrégation de philosophie, à laquelle il sera reçu troisième. Il est républicain et partisan des lois laïques de Jules Ferry ; mais rien ne paraît le destiner à une carrière politique. Professeur de philosophie au lycée d’Albi (1881-1883), Jaurès prépare ses thèses : De la réalité du monde sensible et Sur les origines du socialisme allemand. En novembre 1883, il est maître de conférences à la faculté des lettres de Toulouse.


Député à vingt-six ans

Les élections législatives de 1885 se font au scrutin de liste. Il manque un candidat sur la liste républicaine du Tarn. Est-ce l’amiral Benjamin Jaurès (1823-1889) qui suggère le nom de son petit cousin ? Élu député, Jean va s’asseoir au centre gauche. À cette époque, il n’est pas socialiste, mais il s’intéresse aux questions sociales, par exemple aux caisses de retraites des ouvriers mineurs, et déclare à cette occasion (juill. 1886) que « tout nous achemine vers la réalisation de l’idée socialiste » ; mais celle-ci semble n’être encore pour lui que l’idée républicaine poussée à ses extrêmes limites.

Aux élections de 1889, qui se font de nouveau au scrutin uninominal, Jaurès choisit la circonscription de Castres, et il y est battu. Il reprend alors son poste à la faculté des lettres de Toulouse. Il soutient brillamment ses thèses en 1892. Mais il collabore depuis 1886 au quotidien la Dépêche de Toulouse, et il est entré en 1890 au Conseil municipal, qui l’a nommé adjoint au maire.

En mars 1892, il a avec Jules Guesde*, de passage à Toulouse, un entretien qui ne se solde pas par une adhésion, car, visiblement, il se méfie des « sectes socialistes » et de leur exclusivisme. C’est Lucien Herr (1864-1926), bibliothécaire de l’École normale supérieure, qui lui fait franchir le « pas décisif », vraisemblablement en entreprenant de lui démontrer que le socialisme n’est pas une chose faite, mais une chose à faire et qu’en y adhérant il pourra en modeler le contour. Cela se situe en 1892-93.

En 1893, Jaurès est élu dans la circonscription de Carmaux.


Les grandes espérances

Une quarantaine de socialistes de tendances diverses siègent alors au palais Bourbon. Influencé, à travers Herr, par le socialiste russe Lavrov*, Jaurès pense possible de mettre en œuvre un socialisme largement ouvert à la fois aux ralliements des républicains sincères (il croit alors à l’adhésion de Clemenceau) et aux jeunes qui s’éveillent à l’action, notamment parmi les intellectuels. Dans une série d’articles publiés par la Revue socialiste (mars 1895 - mai 1896), il s’emploie à dessiner les linéaments de la société future. Pour lui, le socialisme n’est pas l’étatisme. Ce socialisme est aussi éloigné du patronat d’État que du patronat privé. La production sera assurée par de grandes associations nationales autonomes.

Jaurès, qui n’est ni un économiste ni un juriste, ne poussera pas beaucoup plus loin cet effort de prospective socialiste. Il sera au premier rang de la campagne pour Dreyfus* et soutiendra l’œuvre laïcisante de Waldeck-Rousseau et d’Émile Combes ; il sera l’un des animateurs de la gauche. Il joue un rôle important dans la mise sur pied d’une « verrerie ouvrière » à Albi.


Les années difficiles

Aux élections de 1898, Jaurès est de nouveau battu. Il entreprend alors de rédiger une Histoire socialiste (1789-1900) ; se chargeant lui-même de la Constituante, de la Législative et de la Convention, il renouvelle, par ses analyses économiques et sociales, l’histoire de cette période. Affichant une certaine réserve à l’égard du marxisme, il déclare placer son histoire sous le patronage de Michelet et de Plutarque aussi bien que sous celui de Marx. Il songe, à ce moment, à mettre sur pied une Encyclopédie socialiste dans le même esprit.

Mais l’unité socialiste qu’il espérait voir se réaliser dans un large esprit de compréhension mutuelle est retardée, en partie par l’entrée du socialiste indépendant Alexandre Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau* en 1899 et par l’évolution que Millerand suit ensuite. Jules Guesde et Karl Kautsky, gardiens vigilants de l’orthodoxie marxiste, souhaitent que l’unité du socialisme français se fasse en dehors de Jaurès, qui, en 1901, fonde le Parti socialiste français et est réélu à partir de 1902. Au congrès de l’Internationale socialiste à Amsterdam en 1904, Jaurès se dresse contre un certain marxisme qu’il accuse d’appartenir encore à la période utopique. Mais ses thèses sont minoritaires, et c’est sur un socialisme inspiré du marxisme que l’unité des socialistes français se réalise en 1905. Jaurès, critiqué et abandonné par certains de ses amis, s’incline. Il pense qu’il a pour lui l’avenir.


Jaurès chef du socialisme français

De fait, Jaurès, au congrès de Toulouse en 1908, remporte un succès éclatant. En pleine possession de ses moyens, doué d’une chaude éloquence et d’une culture considérable, il présente alors une motion de synthèse, qui est adoptée à l’unanimité moins une voix. Mais son action parlementaire va être de plus en plus absorbée par la lutte contre les dangers de guerre, car Jaurès s’est toujours élevé contre l’alliance franco-russe, qui lui paraît contre nature : comment la République française peut-elle s’allier à l’autocratie tsariste ? Il redoute — vue prophétique — que quelque complication balkanique n’entraîne, par le truchement de l’alliance russe, la France dans une guerre européenne. Il prépare un projet de réorganisation de l’armée, dont l’exposé des motifs — élargi démesurément — devient un livre, l’Armée nouvelle (1911), où il explique sa conception de l’État, très différente de la conception marxiste. Parallèlement, il s’élève contre la politique française de pénétration au Maroc, qui, elle aussi, lui paraît grosse de périls.

Son action s’étend à l’Internationale*. Avec Édouard Vaillant, qui, finalement, se sent plus près de Jaurès que de Guesde, avec James Keir Hardie, l’un des leaders du parti travailliste britannique, il essaie d’amener les congrès socialistes internationaux à prendre une position plus nette en face des menaces de guerre. Est-il disposé à aller jusqu’à la grève générale devant la guerre, comme la Confédération générale du travail en France déclare vouloir le faire ? N’utilise-t-il cette menace que pour obliger le gouvernement à négocier plutôt qu’à risquer un conflit ? Avec passion, il mène campagne contre l’allongement de la durée du service militaire, porté à trois ans. Il voit avec inquiétude Raymond Poincaré accéder à la présidence de la République (janv. 1913) et Joseph Caillaux écarté du gouvernement par le meurtre de Gaston Calmette, directeur du Figaro, abattu par Mme Caillaux (mars 1914). Sans doute espère-t-il pouvoir agir sur le président du Conseil, René Viviani, ancien socialiste indépendant.