Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

instinct (suite)

Le simple et le complexe : deux façons de nier l’instinct

Si l’on abandonne la controverse fondée sur les concepts invérifiables d’« âme » et de « conscience », il faut s’en tenir aux faits de comportement eux-mêmes. Pour certains, leur complexité est telle que le rapprochement avec les conduites humaines s’impose : ce seraient donc également des actes intelligents (Montaigne, La Fontaine) ; d’autres, par contre, frappés de leur stéréotypie et du caractère mécanique de leur déclenchement, les rapprochent des réponses réflexes élémentaires et conçoivent l’animal comme un automate (Descartes, Condillac et, plus tard, J. Loeb, G. Bohn et H. Rabaud).

La première attitude, manifestement inexacte, était néanmoins réaliste en ce qu’elle ne niait pas la complexité comportementale qui est au centre du problème même de l’instinct : on comprend donc que ce soit elle qui ait assuré la survivance de cette notion. Ainsi, pour J. H. Fabre, l’instinct est irraisonné chez les diverses espèces d’Insectes, mais il leur aurait été attribué lors de leur création par une raison supérieure, ou providence ; selon d’autres, l’instinct est une « intelligence cristallisée », sorte d’habitude héréditaire. Ces conceptions ont en commun une perspective temporelle sur la formation des instincts au cours de la vie des espèces : il restait à lui donner une formulation scientifique.


Théorie de l’évolution et remise en place de l’instinct

C’est à Darwin* et à ses continuateurs que nous devons de concevoir les conduites instinctives comme des montages héréditaires comportementaux, au même titre que les connexions anatomiques, et comme elles capables de spécialisation, de différenciation et de complexification au cours de l’évolution de l’espèce. L’adaptation des instincts s’explique du simple fait qu’ils sont associés à la survie de l’espèce considérée, comme le sont aussi ses caractères morpho-physiologiques : la sélection biologique élimine les individus dotés d’organes et de comportements inadéquats. Ainsi, il est nettement posé que tout animal, l’Homme compris, possède un répertoire de conduites héréditaires caractéristiques de son espèce. Cela ne préjuge en rien de la possibilité qu’a chaque individu d’acquérir de nouvelles conduites ou, ce qui revient au même, du degré de modifiabilité de telle partie de son répertoire spécifique comportemental.


Les objectivistes et la définition de l’instinct

À partir des années 1930, les objectivistes (K. Lorenz, N. Tinbergen, G. P. Baerends, etc.) ont défini certains caractères observables des conduites jusque-là dénommées instinctives en raison de leur innéité, de leur spécificité et de leur complexité. Ils ont tout d’abord souligné combien la manifestation de telles conduites est subordonnée à l’action de stimuli « déclencheurs » spécifiques (telle la « roue » du Paon à l’égard de l’éveil génital de sa femelle), qui concernent une seule modalité sensorielle (ici, la perception visuelle d’une certaine forme). Au cours d’une conduite complexe donnée, comme la paralysie d’une chenille par une Guêpe ammophile, plusieurs sens dirigent tour à tour les divers actes successifs : l’attaque est déterminée par la vue de la proie en mouvement, puis sa saisie et sa piqûre par le toucher des pattes et des antennes, etc.

D’autre part, le stimulus déclencheur n’est efficace que si le besoin correspondant est présent, faute de quoi le déroulement de la conduite sera incomplet : on parlera alors de « mouvement d’intention ». Cette limitation peut également se produire si deux conduites entrent en conflit, telles que l’agression et la fuite au cours d’une rivalité sexuelle ou territoriale : on pourra alors observer une simple mimique agressive, sans attaque. Mais il arrive également que cette tension se libère dans une troisième réaction, différente des conduites qui sont en opposition, et inadéquate à la situation présente : dans le cas considéré, on pourra observer des mouvements d’alimentation « à vide » (chez certains Oiseaux) ou de fouissement (chez l’Épinoche) ; ce sont des conduites « de déplacement ».

La répétition de telles conduites dans une situation donnée finit par leur conférer une signification nouvelle, au cours de l’évolution de l’espèce. Le fouissement est devenu une posture de menace territoriale chez l’Épinoche, et certains mouvements d’intention agressifs ont fini par faire partie de la parade nuptiale chez diverses espèces d’Oies sauvages : il y a eu « ritualisation ».

Grâce à ces divers caractères (déclencheurs, intention, déplacement, ritualisation, etc.), il est enfin possible de définir objectivement une conduite donnée comme un instinct, par rapport à ce que sont les réponses élémentaires auxquelles certains auteurs pensaient les assimiler.


Innéité et expérience dans le développement des instincts

Les critiques aux conceptions des objectivistes ont surtout porté sur le caractère inné des conduites dénommées instincts. Afin de montrer que certains comportements spécifiques ne sont pas purement héréditaires, mais qu’ils dépendent pour une part des conditions de milieu et de l’expérience passée des individus, on a élevé à l’écart de leurs congénères de jeunes Oiseaux (Canards, Dindons) ou Mammifères (Macaques) : leurs conduites sexuelles apparaissent alors rudimentaires lorsqu’on les replace, à l’âge adulte, parmi ceux de leur espèce.

Réciproquement, on a montré que, chez les jeunes Gallinacés, la sociabilité et, plus tard, la sexualité normales vis-à-vis des congénères dépendent de la possibilité qu’ils ont eue de voir l’un d’eux au moins une fois lors des quelques heures qui suivent la naissance, et de le suivre. Certes, cette « empreinte » sociale précoce se marque d’autant plus facilement et subsiste d’autant plus longtemps que le système nerveux du sujet constitue un terrain déjà préparé par le patrimoine génétique. Il n’empêche que, chez ces espèces animales supérieures, le développement de la conduite instinctive ne dépend pas uniquement de la préformation héréditaire, mais qu’il doit être stimulé par le milieu même auquel doit s’adapter l’animal : telle est l’actuelle conception « épigénétique » des instincts.

M. B.

➙ Agressivité / Animal / Comportement / Intelligence.