Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

industrialisation (suite)

Effets-revenus et effets multiplicateurs

L’analyse moderne montre aussi que les effets techniques de polarisation ne sont pas les seuls à influer sur le processus d’industrialisation. Les effets-revenus sont fondamentaux et sont à l’origine des cercles vicieux qui freinent le démarrage de la plupart des nations du tiers monde. L’industrialisation est une mutation dont l’effet ne devient vraiment important que lorsqu’elle altère tout le système dans lequel elle se déroule.

Les biens produits par les industries de transformation doivent s’écouler. Dans les pays sous-développés, les revenus sont très bas dans la mesure où la productivité du travail est faible dans deux secteurs de l’économie, l’agriculture et l’artisanat. Les cadres disposent, grâce à leur position politique et économique, de revenus très élevés, mais ils ne regroupent qu’une portion infime de la population. Les fabrications modernes ne sont rentables que si elles ont un large marché. Celui-ci ne peut exister, puisque la plupart des revenus sont trop faibles. L’industrialisation augmente la productivité d’une partie de la population active. Va-t-elle, dans le premier stade, modifier la structure des revenus ? Certainement pas. Supposons qu’une usine de chaussures moderne se crée dans un pays sous-développé. Pour avoir des chances de produire à un prix assez bas pour intéresser une clientèle large, le fabricant va offrir des salaires très bas, voisins de ceux du secteur artisanal. La production qu’il met sur le marché est suffisante pour entraîner la ruine d’un grand nombre de cordonniers. Si l’on fait le bilan au niveau du pays, il est très possible que la modernisation se soit traduite par une baisse des revenus distribués, ce qui ne peut que réduire la demande finale.


L’industrialisation et la disparition des structures plurales

Pour arriver à sortir de ce cercle vicieux, il faut déjà que le secteur transformé par le progrès de la productivité soit important. Dans une bonne partie du tiers monde actuel, dans tous les États des régions tropicales, le poids du secteur agricole arriéré est tel que la création d’ateliers ou d’usines reste longtemps sans effet. Leur multiplication ne suffit pas toujours à accroître le revenu distribué. Dans les pays où les entrepreneurs ne se sentent pas solidaires de ceux qu’ils emploient, ils se refusent à pratiquer une politique de hauts salaires. Du point de vue individuel, une telle pratique est un non-sens, alors qu’elle est le gage, au niveau collectif, du passage à la croissance entretenue, au sens de Rostow. Partout où la structure duale de l’économie incite les employeurs à résister à la pression des salariés, le marché intérieur reste terriblement limité : la croissance est bloquée dès qu’elle commence à se manifester. Au xixe s., la situation était beaucoup plus facile pour les pays européens. Ils pouvaient exporter leurs produits fabriqués et réaliser la croissance par élargissement progressif de leurs marchés extérieurs beaucoup plus que par transformation et enrichissement de leurs marchés intérieurs. L’Allemagne et les États-Unis ont montré, à partir de la fin du siècle dernier, que ce n’était pas la manière d’arriver aux taux de croissance les plus élevés. Mais le procédé qui leur a réussi est hors de portée de toutes les nations à structure duale, presque toutes celles du tiers monde.

La transformation que l’on appelle industrialisation suppose donc à la fois une mutation technique, l’apparition de nouveaux types d’institution et la transformation de l’architecture du corps social, de telle manière que les solidarités favorisent au maximum les effets multiplicateurs qui naissent de la redistribution des revenus. L’industrialisation s’est d’abord manifestée au niveau des activités de transformation des biens. Elle gagne tous les secteurs de la vie économique.


L’industrialisation totale

Jusqu’à la fin du xixe s., les activités primaires, celles qui ont pour but de tirer de l’environnement les matières premières ou l’énergie qui nous sont nécessaires, n’avaient guère progressé. On parlait bien d’une révolution agricole : dans les pays d’Europe occidentale, la suppression de la jachère, le développement de l’élevage avaient entraîné une augmentation de la productivité du travail et de celle du facteur terre dans des proportions suffisantes pour que le monde agricole soit capable de ravitailler les villes qui croissaient alors et d’absorber une partie de la production industrielle qui en était issue. Les régions du tiers monde coïncident avec le monde tropical, où il n’y a pas eu de révolution agricole du type européen. L’activité minière avait été affectée par la révolution industrielle : l’extraction houillère supposait par exemple l’emploi de machines puissantes pour la ventilation et l’exhaure des puits de mine, comme pour la remontée des personnels et du charbon abattu. Mais le travail lui-même était encore de type artisanal : on extrayait au pic, on chargeait à la pelle. Les mines, à la fin du siècle passé, étaient des manufactures beaucoup plus que des usines.

À l’autre bout du cycle économique, la situation était à peu près la même. Le secteur tertiaire était par définition celui-là même qui ignorait les gains de productivité : que l’on se reporte aux premiers ouvrages de J. Fourastié, et l’on verra que c’est la seule définition qu’il fournisse alors d’un domaine extrêmement hétérogène. Il a fallu les progrès de l’électronique moderne pour que les opérations sur information puissent se mécaniser. Jusqu’alors, les avantages de la concentration n’étaient généralement pas décisifs. Ils ne s’imposaient que là où une organisation à large portée était particulièrement efficace. Une partie du secteur commercial s’est donc transformée dès la fin du siècle dernier. Les grands magasins ou les chaînes succursalistes montraient ce que l’on peut gagner en concentrant les opérations d’approvisionnement et la gestion des stocks.