Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Indonésie (suite)

Les Malais puiseront généreusement dans le trésor littéraire javanais, tant original qu’adapté du sanskrit. Ils consigneront en caractères arabes leurs traductions du Bhāratayuddha et du Rāmāyaṇa d’après les kakawin. Toutefois, les autres variantes — notamment celle des rhapsodes, très différente de celle de Vālmīki — seront prises sur une tradition orale importée de l’Inde vers le xiie s., où une sorte de synthèse des traditions tamoule et bengali se serait accomplie, et les Malais y ajouteront un épisode original.

Avant l’introduction de l’islām et la lente assimilation de l’écriture arabe par certains éléments de la population, la littérature malaise reste orale, de caractère collectif et anonyme. Une œuvre n’est jamais une « histoire inventée », mais toujours une « tradition » reçue, préservée par la mémoire collective, ce qui autorise tous les emprunts et toutes les interpolations possibles. Les contes à tiroirs, introduits de l’Inde, de la Perse ou de l’Arabie, qui ont eu la durable faveur du public, comme les contes du Perroquet, les cycles de Bakhtiar et des chacals Kalila et Damina, subissent le même traitement ; et, quand il s’agit des contes populaires indigènes, contes bouffons se moquant des niais et des simples d’esprit de la série « Pak Pandir » (le sot), « Pak Kadok » (la gousse), « Pak Belalang » (père sauterelle), ou du cycle « Sang Kancil », le cerf nain qui triomphe par la ruse des géants de la forêt, on y trouve comme de vagues souvenirs de l’Hitopadesa et des Yataka... Les Indonésiens ont réservé également leur part à la terreur et à la magie. Les contes à faire peur, issus de leurs superstitions, occupent une place importante dans leur folklore de la jungle et de la mer, où règne la lycanthropie : les hommes sont métamorphosés en arbres, en tigres, en crocodiles, en poissons, ou pétrifiés, victimes d’une malédiction.

La création poétique populaire aurait débuté par des devinettes rimées, des dictons et des proverbes ; leur sagesse, préservée sous forme de maximes, obéissait à un rythme bien défini. Son esprit de concision touche à la perfection dans la poésie lyrique : sa forme la plus célèbre est le pantun (pantoum), quatrain à rimes croisées. Construit sur le principe du parallélisme, la première moitié du poème contenant une image et les deux vers suivants en donnant l’explication, il était le plus souvent chanté ou improvisé en chants alternés.

Dans les villages perdus de Sumatra et de Malaisie, on rencontre encore des rhapsodes dont le genre cerita penglipur lara est connu depuis des temps immémoriaux : ce sont de longs poèmes épiques en prose cadencée, nécessitant un accompagnement musical, de luth ou de viole, et aujourd’hui tout un petit orchestre semblable à celui de la komedi bangsawan du xixe s. Les hikayat ne sont pas autre chose que la forme littéraire de ce genre très répandu.

La poésie savante, écrite, n’a connu qu’un moule, syair, introduit, croit-on, par le poète indonésien soufi Hamzah Fansuri. Ces poèmes sont formés de stances de quatre vers monorimes, lus à haute voix et chantés. Hamzah Fansuri a laissé quatre grands poèmes empreints de mysticisme profond, que l’on compare aux œuvres d’Ibn al-‘Arabī et de Djalāl al-Dīn Rūmī. Les plus connus sont les syair de la Barque et du Vagabond.

Nous ne savons à quelle époque ont été composés, ou notés en malais, à Palembang ou à Malacca (ou Malaka), ces deux syair d’une rare beauté, le Kén Tambuhan, du cycle javanais de Panji, et le Bidasari, d’origine inconnue. Comme l’usage était à l’anonymat, seuls les syair célébrant un événement historique peuvent être datés. Le xixe s. a été favorable à l’éclosion de la poésie courtoise dans les régions (relativement) pacifiées, entre autres Riau et Palembang. À Penyengat, la famille du raja (du sanskrit rājā) Ali Hayi travaillait en cénacle ; on lui doit de nombreux syair gracieux et spirituels, des syair édifiants et moralisateurs ou d’inspiration musulmane, comme le Sultan Abdul Muluk, roi des Barbaresques. Ce furent les derniers instants de gloire de la littérature classique. Déjà, dans les premières décennies du xixe s., le sultan Mahmud Badaruddin de Palembang, tout comme son frère, poète à ses heures perdues, se servait du malais parlé en composant son syair Sinyor Kosta, véritable précurseur d’un nouveau genre. Il déserte l’allégorie et le monde imaginaire pour décrire un vieux port, ses marchands chinois cossus, les jolies concubines, les entremetteuses balinaises et un protagoniste portugais qui emporte une belle Birmane au Portugal, sujet d’actualité, traité dans des vers légers et spirituels.

Ce thème des concubines (nyai), notamment d’Européens, devait prendre d’ailleurs une importance de plus en plus grande. En 1812, « Nyai Dasima » fut assassinée à Batavia (auj. Jakarta). Ce fait divers fut transposé en syair, raconté comme une cerita et porté à la scène avec un immense succès.


Les chroniques historiques

Au xiiie s., l’islām de l’école chaféite pénètre à Sumatra et, selon la tradition, atteint en premier Pasai, pays de langue malaise. L’arabe, avec sa langue liturgique et son écriture, s’installe sur un territoire déjà acquis au sanskrit, ne fût-ce que pour les documents épigraphiques : la dernière inscription en cette langue, laissée par le roi du grand Melayu, date du xive s. Or, à Pasai, l’épitaphe ornant la pierre tombale de la fille du roi Mali-Kar-Zahir, datant de 1380 et gravée dans les mêmes caractères sanskrito-sumatranais, sous forme de stances, utilisait un mélange de malais, de sanskrit et d’arabe... Composée dans un malais légèrement archaïsant, la première chronique locale connue, Hikayat Raja Pasai, doit lui être contemporaine ou dater du début du xve s. au plus tard.

Par l’intermédiaire de Pasai, l’islām s’introduit à Malacca, qui devient une puissance militaire et le grand centre de culture malaise où la langue atteint son degré de perfection. Ce royaume aura également son chroniqueur : dans la généalogie des rois malais Sejarah melayu, l’auteur rattachera la dynastie à Alexandre le Grand. Ce chef-d’œuvre va de pair avec le roman historique en prose, anonyme, de Hang Tuah. Plusieurs variantes de la chronique sont parvenues jusqu’à nous ; la plus connue est signée de Tun Sri Lanang et datée de 1612.