Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Inde (suite)

Socialement, ce réformateur ne différa guère des libéraux britanniques. Comme eux, il condamna sans appel certaines coutumes indiennes : satī, polygamie, etc. Comme eux, il considéra que l’occidentalisation de l’enseignement était non seulement inévitable, mais souhaitable. On le verra, lui le lettré indien, s’opposer à la création d’un collège sanskrit, jugeant cet enseignement sinon retardataire, du moins sclérosant au point de vue social et politique. On est même en droit de penser que, s’il ne condamna pas le système des castes, mais seulement certains abus, c’est qu’il ne croyait pas l’opinion publique indienne mûre pour entendre un tel langage.

D’accord sur bien des points avec les libéraux anglais, il aurait surtout voulu que ce qui était bon pour les Britanniques le soit aussi pour les Indiens. Un séjour en Grande-Bretagne lui permit de présenter des revendications qui formèrent l’ossature du programme des premiers nationalistes : indianisation de l’armée, codification concertée des lois, consultation des Indiens représentatifs avant la promulgation de nouvelles lois, mesures en faveur des paysans bengalis, odieusement exploités par les zamīndār.

Véritable restaurateur de la fierté nationale indienne, Rām Mohan Roy eut un rôle, pour ne pas dire une mission historique, considérable. Au moment où s’opposaient l’Occident et l’Inde, l’un lancé dans un individualisme forcené, l’autre figée dans le conservatisme de vieilles structures sociales, il montra que ces deux mondes ne s’excluaient pas mutuellement. Pour lui, l’Inde, sans renoncer à être elle-même, pouvait suivre une évolution parallèle à celle de l’Occident.

L’œuvre de Rām Mohan Roy fut poursuivie par Devendranāth Tagore (1817-1905) [le père de l’illustre poète], puis, sous l’impulsion de Keśab Candra Sen (1838-1884), le Brahmo Samāj tendit au mysticisme et à l’ascétisme. Son audience, déjà limitée, diminua encore. Toutefois, faisant preuve d’une assez rare audace sociale, Keśab, le premier, osa exprimer publiquement sa réprobation du système des castes.

Ensuite, les fondations se multiplièrent : création par Keśab lui-même, à Bombay, en 1866, du Prārthanā Samāj (société de la prière), qui se situe beaucoup plus que le Brahmo Samāj dans le cadre de l’hindouisme. C’est une réforme interne et non une nouvelle religion. Très vite, le Prārthanā Samāj fut dominé par l’un des pères politiques du nationalisme indien. M. G. Ranade (1842-1901).

L’Āryā Samāj du Svāmī Dayānanda Sarasvati (1824-1883), s’il voulait une réforme de l’hindouisme, la souhaitait dans le sens d’un strict retour aux sources et surtout aux Veda. Réactionnaire par essence, ce mouvement sera qualifié par l’historien indien A. R. Desai de national-chauvinisme. Néanmoins, deux aspects étaient intrinsèquement positifs pour le mouvement national : lui aussi s’opposait à certaines coutumes hindoues, qu’il jugeait rétrogrades et non conformes aux Veda ; avec l’Āryā Samāj, l’hindouisme cessait d’être uniquement défensif, pour devenir offensif : ainsi le mouvement de conversion à l’hindouisme des non-hindous, appelé mouvement suddhi.

Un tableau de la réforme religieuse serait incomplet sans citer Rāmakriṣṇa Paramahamsa (1836-1886), qui, comme Gāndhī plus tard, considérait qu’hindouisme, islām ou christianisme n’étaient que des voies différentes pour atteindre à la connaissance et à l’amour de Dieu. Si la vie de Rāmakriṣṇa ne lut finalement qu’une expérience mystique, son enseignement devait être universalisé par son disciple Narendranāth Datta (1862-1902), plus connu sous le nom de Vivekānanda. Ce dernier allait prêcher un hindouisme décomplexé, ainsi qu’en témoigne cette phrase prononcée au Congrès mondial des religions en 1893 : « Je vous salue au nom de la mère des religions. » Cet hindouisme, conquérant avec l’Āryā Samāj, sûr de lui avec Vivekānanda, devait tenter de revaloriser la Société théosophique, fondée aux États-Unis en 1875. Avec Annie Besant (1847-1933), cette Société, implantée en Inde à partir de 1879, déboucha sur la revendication nationale.

S’étant ainsi donné une nouvelle légitimité, les Indiens firent glisser leurs revendications du religieux au politique. Plusieurs phénomènes expliquent ce transfert.

— L’occidentalisation de l’enseignement eut une grande influence. Étudiant dans les facultés de droit britanniques le système parlementaire, les élites indiennes allaient demander pour leur pays un traitement identique. Surtout, l’obtention par les Indiens de diplômes britanniques ne leur ouvrait en Inde que des postes subalternes, et ce malgré les promesses faites après la mutinerie : ainsi Surendranath Banerjī (1848-1925), qui, injustement refusé à l’Indian Civil Service, lança dans tout le Bengale un vaste mouvement de protestation.

— Les transformations sociales provoquées par la colonisation jouèrent aussi un rôle important. Paysans accablés par le régime zamīndārī, artisans ruinés, intelligentsia indienne ne pouvant s’intégrer à la société proportionnellement à sa valeur : autant de motifs de mécontentement qui se développeront de 1857 à 1947.

Les nouvelles revendications nationalistes se feront connaître par deux moyens : la presse et le Congrès national indien (Indian National Congress).

Introduite par les jésuites portugais au xviiie s., la presse devint au xixe s. une force politique et sociale avec laquelle il fallut compter. Dans ce domaine, Rām Mohan Roy fil œuvre de pionnier : Sambad Kaumudi (en bengali) [1821], Mirat-ul-Akbar (en persan) [1822].

L’Indian Council’s Act de 1861 provoqua un vigoureux développement de la presse tant gouvernementale (Times of India, The Statesman) que nationaliste (The Amrit Bazar Patrika, The Bengalee, The Hindu, Hindustan Times). Le rôle de la presse fut très important, mais son essor fut plus laborieux, car entravé par : de nombreuses restrictions à la liberté de la presse imposées par le gouvernement britannique ; la pauvreté indienne, limitant le tirage des journaux ; un analphabétisme considérable ; la mainmise sur la presse de quelques grands groupes financiers anglais ou indiens, ce qui en limita beaucoup l’indépendance et le mordant.

Fondé en 1885, par Allan Octavian Hume, fonctionnaire britannique en retraite, l’Indian National Congress est typique du « déminage politique » que pratiquaient les conservateurs anglais. Ne valait-il pas mieux canaliser un mouvement en donnant satisfaction à quelques-unes de ses revendications plutôt que de le réprimer brutalement ?