Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

ibn Khaldūn (‘Abd al-Raḥmān) (suite)

Sa carrière prend alors une direction toute différente. L’homme de cour, le politique briguant places et honneurs a déjà quarante-trois ans. Fini pour lui le temps des intrigues, des ambitions sous la tutelle d’émirs et de souverains dont la patience est courte et la défiance vite éveillée. Riche de science et d’expérience personnelle, il trouve enfin la voie de son génie. Grâce à l’appui de l’émir de Tlemcen, il s’installe au château d’ibn Salāma (auj. Taoughzout), sur les hauts plateaux oranais non loin de Frenda. Il y reste près de quatre ans, absorbé tout entier par la rédaction d’un ouvrage sur le développement de la civilisation ; il projette d’en faire l’introduction à une chronique centrée sur l’histoire de la Berbérie. Pressé de compléter sa documentation, en décembre 1378 il retourne à Tunis, où le calife Abū al-‘Abbās, restaurateur de l’autorité ḥafṣide en Berbérie orientale, l’accueille avec faveur. Sous cette tutelle, il partage son temps entre l’enseignement et la composition de sa chronique. Autour de lui affluent les admirateurs et naissent les jaloux. Son humeur hautaine et probablement aussi un certain pessimisme à l’égard des hommes l’incitent à demander son congé au souverain. Par mer, ibn Khaldūn gagne Alexandrie en octobre 1382 ; sa famille, partie pour le rejoindre, devait périr dans un naufrage. C’est donc sans autre appui que son renom qu’il s’impose dans la société savante du Caire. Tandis qu’il poursuit et achève la rédaction de sa Chronique universelle et de ses Mémoires, il assume à la fois un enseignement religieux et la charge de grand cadi malékite, qui lui est d’ailleurs retirée à plusieurs reprises. Autour de lui, le pouvoir militaire des Mamelouks, après le règne autoritaire du sultan Barqūq, achève de s’effriter sous celui de son fils Faradj, qui s’épuise à réprimer l’insubordination de ses officiers et à faire front contre la progression de Tīmūr Lang (Tamerlan). Dans ce monde croulant, durant vingt-quatre années, le personnage d’ibn Khaldūn nous paraît s’imposer par son intégrité, sa science, ses vues politiques et sa ferveur religieuse. Lorsque le sultan Faradj se rend à Damas pour défendre la ville contre l’envahisseur mongol, ibn Khaldūn fait partie du groupe de notables qui l’accompagnent (nov.-déc. 1400) ; les Mémoires nous ont conservé le récit de l’entrevue où Tīmūr Lang eut l’occasion de mesurer la qualité d’esprit d’ibn Khaldūn. Celui-ci, de retour au Caire, trouve la cour du sultan retombée dans ses intrigues, ses exactions et ses querelles. En 1404, il proteste contre l’édit ordonnant la saisie d’un fonds de charité ; cela lui vaut d’être révoqué. C’est dans cette atmosphère de laideur et de désespoir qu’il s’éteint en 1406, âgé de soixante-quatorze ans.

Le destin de l’œuvre élaborée par ibn Khaldūn est à l’image de son auteur : il déconcerte. En effet, durant près de cinq siècles, le monde arabe a ignoré ou tenu pour suspectes les théories socio-historiques d’un des penseurs les plus originaux de l’islām. À l’orientalisme occidental revient en revanche le mérite d’avoir tiré cette œuvre de son obscurité. Cela s’est fait d’abord par quelques articles plus chargés de bonnes intentions que d’approfondissements, dus à J. von Hammer-Purgstall, à A. Silvestre de Sacy et à J. Garcin de Tassy. La publication en 1847 et la traduction par G. de Slane de la Chronique universelle sous le titre d’Histoire des Berbères fait d’un seul coup apparaître l’importance d’ibn Khaldūn comme chroniqueur. Il faut toutefois attendre 1858 pour que E. Quatremère, grâce à son édition des Prolégomènes (al-Muqaddima), révèle au monde savant le génie d’ibn Khaldūn comme penseur et sociologue. Depuis, il est vrai, le monde arabe a réparé son indifférence et, de concert avec les spécialistes et historiens européens, a consacré de nombreuses études au grand précurseur tunisien.

La Chronique universelle (‘Ibar) impressionne par ses dimensions ; accessible aux non-arabisants grâce à des traductions partielles, elle ne se dégage dans sa vraie perspective qu’à la faveur d’une analyse poussée. Les chapitres traitant des « antiquités » préislamiques n’apparaissent plus, après la publication des Annales d’al-Ṭabarī et de ses successeurs, que comme des résumés consciencieux, mais dénués d’apport original ; en revanche, toute la partie traduite par Slane relative à l’histoire du monde berbère révèle une documentation solide, passée au crible d’une réflexion toujours attentive ; la qualité de cette documentation va d’ailleurs en croissant à mesure qu’on aborde la période des Almohades et des Marīnides, car l’auteur dispose alors de témoignages et peut-être d’archives qu’éclairent et expliquent son expérience et son analyse personnelles. Malgré tout, cette Chronique universelle s’inscrit encore dans une tradition d’analystes plus préoccupés de décrire les faits en leur enchaînement extérieur qu’en fonction de leurs causes économiques et sociologiques. Sans doute, l’auteur rejette-t-il la simple juxtaposition de récits à la manière d’al-Ṭabarī, mais on ne découvre nullement dans sa méthode la rigueur qu’il avait voulu s’imposer dans un préambule à ses Prolégomènes sur la méthode en histoire.

Dans ce préambule, ibn Khaldūn, pour la première fois dans le monde de l’islām, s’essaie à trouver une définition de l’histoire, science qui vise à la résurrection d’un passé seulement connu par les récits oraux ou écrits qui nous en sont conservés. Quiconque entreprend donc de relater ces récits se doit de les passer au crible et d’en apprécier la véracité en fonction de deux critères : la qualité des narrateurs et, dans les cas où s’insinue le doute, l’adéquation du récit à la vraisemblance et aux données du bon sens ; en cas de besoin, l’historien peut trancher en faisant appel au témoignage de l’observation ou, mieux encore, au jugement par analogie, si cher aux légistes. Car « le présent ressemble plus au passé qu’une goutte d’eau à une goutte d’eau ». Axiome dangereux sans nul doute, mais qui a l’avantage d’introduire dans l’analyse historique un élément prodigieusement nouveau à l’époque : l’appel à l’expérience personnelle et à la réflexion à l’égard des faits historiques. Et c’est ici que, dans une approche critique de l’histoire de l’humanité, les Prolégomènes vont prendre toute leur importance.