Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Hongrie (suite)

Avec Károly Kisfaludy (1788-1830), frère de Sándor, le goût romantique triomphe. La première grande œuvre de cette période est une tragédie, la meilleure peut-être de la littérature hongroise, le Bánk bán, dont l’auteur, Józseph Katona (1791-1830), était et demeura pendant de longues années un inconnu. Écrite de 1815 à 1820, cette œuvre toute shakespearienne — Bánk, le héros, homme de confiance et loyal sujet du roi André II, y devient l’assassin d’une reine exécrée du peuple et des patriotes — insultait trop au classicisme cher à l’école de Kazinczy et ne fut pas comprise avant 1845. Elle fut, à partir de cette date, interprétée comme une revendication des libertés nationales.

La poésie est alors dominée de très haut par Mihály Vörösmarty (1800-1855), qui s’impose en 1825 en publiant son épopée la Fuite de Zalán, consacrée à la conquête du pays par les ancêtres des Hongrois. Sa poésie lyrique le place au tout premier rang des poètes de son temps et demeure d’une grande beauté. Son Vieux Tzigane a été l’objet de nombreuses traductions en français. Son conte dramatique Csongor és Tűnde (1831) est un des grands classiques du théâtre hongrois.

La montée du romantisme ne saurait être dissociée des courants politiques qui agitent la Hongrie après que les monarchies l’ont emporté en Europe. Alors que le comte Széchenyi préconise des réformes profondes mais progressives, le bouillant Kossuth, jacobin incorrigible et tribun entraîneur d’hommes, prône un bouleversement total et immédiat, quelles qu’en puissent être les conséquences. Petőfi* sera le poète de cette révolution qui éclate en effet en 1848, cependant que J. Arany* va incarner avec une sérénité souvent voilée de mélancolie une poésie d’approfondissement et de maturité. Ces deux étoiles de première grandeur ne doivent pas faire oublier Mihály Tompa (1817-1868), prosateur et poète plein de talent, dont les Contes et légendes populaires remportent en 1846 un succès considérable. La même année paraît le premier volume des chansons populaires recueillies à travers le pays par János Erdélyi (1814-1868). Le roman historique — genre appelé en Hongrie à une grande fortune — est alors représenté par Miklós Jósika (1794-1865), chez qui l’imagination de Walter Scott débouche parfois sur les imbroglios d’Eugène Sue, et surtout par Zsigmond Kemény (1814-1875), le « Balzac hongrois » (Une famille hongroise pendant la révolution, 1852 ; François II Rákóczi, 1861). Quant aux romans politiques du baron Loránd Eötvös (1848-1919), ils souffrent aujourd’hui des intentions pamphlétaires de leur auteur.

De l’écrasement de la révolution par l’intervention russe de 1849 au Compromis de 1867, l’absolutisme du jeune François-Joseph est durement ressenti par la nation. Petőfi mort, Kossuth vaincu et contraint à l’exil, l’exaltation romantique retombe. Arany reste sans conteste le plus grand poète, mais le réalisme se glisse peu à peu dans la littérature comme dans la vie politique, et la prose prend le pas sur la poésie. Mór Jókai (1825-1904), dont l’imagination n’a d’égale que la fécondité, exploite avec bonheur toutes les virtualités du genre romanesque. Un nabab hongrois (1853), les Pauvres Riches (1860), l’Homme en or (1872), le Roman du siècle à venir (1872), la Rose jaune (1893) conservent de nos jours encore les faveurs du public. Cette période voit pourtant naître une œuvre isolée et étrange, la Tragédie de l’homme d’Imre Madách (1823-1864), publiée en 1861. Ce poème dramatique, dont on se plaît en Hongrie à souligner l’universalité du message, fut sans doute traduit trop tard pour pouvoir toucher le public étranger, tenté d’y reconnaître ce qu’il peut tenir pour les poncifs d’un romantisme attardé. Adam, aidé par Lucifer, découvre en songe l’avenir de la lignée humaine en une suite de tableaux qui n’est pas sans rappeler pour nous la Légende des siècles (plutôt que Faust, dont la pièce de Madách est toujours immanquablement rapprochée). Les derniers tableaux — notamment celui du phalanstère, considéré généralement comme une satire de l’utilitarisme de l’école de Manchester — font de Madách un précurseur méconnu de Huxley et de Zamiatine, et peut-être aussi le premier dramaturge hongrois de l’absurde. Comme le théâtre de Racine, les tragédies de Goethe ou le Boris Godounov de Pouchkine, la Tragédie de l’homme est moulée indissolublement dans la beauté un peu solennelle du vers. Intraduisible, elle n’en a pas moins, pour la conscience culturelle hongroise, force de mythe.

Après le Compromis de 1867, qui rétablit la Constitution hongroise violée par Joseph II à la fin du xviiie s. et fonde le dualisme austro-hongrois, le réalisme consolide ses positions, l’influence de Balzac, de Flaubert et bientôt de Zola renforçant celle de Dickens et de Tourgueniev. Sándor Bródy (1863-1924), Lajos Tolnai (1837-1902) et surtout Kálmán Mikszáth (1847-1910) en sont les chefs de file. Souvent teintés de régionalisme, les romans et les récits de Mikszáth (le Parapluie de saint Pierre, 1895 ; Étrange Mariage, 1900) brossent avec humour une fresque haute en couleur de la société du temps. Géza Gárdonyi (1863-1922) est surtout connu pour son roman historique, les Étoiles d’Eger (1901) ; Mon village (1898), tableau de la vie paysanne, et l’Homme invisible (1902), roman de l’incommunicabilité, attestent la variété de son talent.

Une phase nouvelle s’ouvre au début du siècle avec la publication des Poèmes neufs d’Endre Ady* et la fondation en 1908 de la revue Nyugat (Occident), qui regroupera notamment Ady, Karinthy*, M. Babits et Z. Móricz*.

Si l’autorité exercée par le Nyugat sur les lettres hongroises peut être comparée à celle dont jouissait vers la même époque la Nouvelle Revue française, le rôle de Mihály Babits (1883-1941), surtout à partir de 1930, allait y être semblable à celui d’André Gide. Sa poésie subtilement concertée, et dont le tardif Livre de Jonas représente l’aboutissement, ses romans (les Fils de la mort, 1927), ses récits (le Fils de Virgile Timar, publié en français dès 1931) savent concilier les exigences et le raffinement du lettré au scepticisme sans amertume du moraliste. Ses traductions — celle de la Divine Comédie est la plus célèbre — sont demeurées des classiques.

Romancier naturaliste, Zsigmond Móricz, avec qui Babits partagea la direction du Nyugat, est avant tout un témoin solide de son temps, qu’il met à nu sans complaisance (Sois bon jusqu’à la mort, 1920 ; Barbares, 1932 ; Un homme heureux, 1935 ; le Roman de ma vie, 1939 : Sandor Rózsa, 1941-42).