Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hölderlin (Friedrich) (suite)

En décembre 1793, il quittait Tübingen et se rendait en Thuringe pour y être précepteur dans la famille von Kalb. Ses années de voyage commencèrent ; à Iéna, il vit Schiller et Goethe, mais il dut quitter sa place de précepteur. Il en retrouva une autre à Francfort, mais il apparaît bien vite qu’il fuyait le pastorat, qu’il cherchait un bonheur ou bien une mission qui s’évanouissaient devant lui. À Francfort, pourtant, il devait connaître la passion.


Diotima

Après avoir entendu Fichte à Iéna, Hölderlin était revenu aux méditations philosophiques ; il les fixa dans des pages fragmentaires, les premières consacrées à la Loi de la liberté. Mais il poursuivait surtout l’idée de son roman Hyperion, dont la rédaction a été transformée par la rencontre, à Francfort, de la femme à laquelle il devait donner le nom socratique de Diotima.

Elle s’appelait Susette Gontard, son mari était banquier à Francfort, et c’est chez eux que le poète entra, en janvier 1796, en qualité de précepteur. L’année 1796, le printemps et l’été 1797 semblent avoir été pour Hölderlin comme un temps de rêve : Diotima réalisait l’unité du monde divin et de la réalité ; elle venait du monde antique, et « le jour va venir qui placera ton nom, Diotima, à la suite des dieux, aux côtés des héros, et qui t’égalera à eux ». Le poète est sorti de la solitude et du malheur, la poésie redevient possible et le dialogue des âmes, sans lequel il ne peut y avoir d’œuvre d’art. La parole jetée au vent est stérile, du moins pour le temps présent ; le bonheur de créer des mots de beauté est aussi le bonheur de l’amour. À Francfort Hölderlin achève son roman et tourne autour de la déesse de l’harmonie, de celle qui éveille l’héroïsme, qui dissipe les doutes et qui fait oublier les vains appels du temps passé.

Mais, au début de 1798, la position du poète devient difficile dans la maison Gontard. Après un répit, Hölderlin est chassé par le maître de maison en septembre. Son voyage recommence, sans but cette fois, puisque le seul but qu’il pourrait avoir serait Diotima.


« Hyperion » ou l’ermite en Grèce

Hyperion, roman par lettres, est la principale œuvre en prose de Hölderlin, qui a laissé, par ailleurs, nombre de fragments, mais aucun autre récit achevé ! La première partie, commencée dès les années de Tübingen, paraît en 1797, et la seconde en 1799. L’amitié combattante et l’amour y sont ensemble célébrés dans une prose éthérée et si remplie de poésie que le lecteur oublie facilement la trame du roman.

Dans la première partie, deux jeunes gens grecs, Hyperion et Bellarmin, qui rêvent de libérer leur patrie du joug étranger, échangent de longs poèmes en prose à la gloire de leur pays, dont le rythme est à peine différent de celui des hymnes. Le motif du début : « Le sol chéri de la patrie m’apporte une fois de plus joie et souffrance », se poursuit tout au long du livre en une méditation continue sur l’amour du sol natal. Ces jeunes Grecs ressemblent beaucoup aux jeunes patriotes du Stift de Tübingen, qui n’avaient pas encore de patrie à aimer.

Pourtant, la véritable héroïne, symbole de la liberté heureuse, c’est, au centre de la seconde partie, Diotima, la fiancée de l’idéal, qui encourage celui qu’elle aime à aller combattre pour le salut de la patrie. Hyperion prend part au soulèvement national, qui ne peut être mené à bout, et le jeune homme, parti pour « vaincre ou mourir », revient vaincu par l’ennemi trop fort et aussi, peut-être surtout, par la défaillance des siens, prompts au pillage aussi bien qu’au combat. Il se retire de la lutte et retourne à la poésie.

Cette Grèce poétique, à la fois antique et contemporaine, pourrait être l’Allemagne. Comme Hyperion, Hölderlin avait rêvé d’un destin héroïque. Lui aussi attendait de son peuple un réveil patriotique d’où serait sortie une nation. Et même une nation nouvelle et révolutionnaire, plus belle et plus « divine » que les autres. L’idéaliste déçu s’exprime, dans les dernières pages, en apostrophes amères quand il « revient en Allemagne » : « Tu y trouves des artisans, mais pas des hommes, des prêtres, mais pas des hommes, des maîtres et des valets, des jeunes gens et des gens rassis, mais pas des hommes. » C’est là l’envers du tableau, après la description de la vraie patrie des hommes, la Grèce, dont il rêvait comme du modèle de toutes les patries. On retrouvera cette opposition chez Friedrich Nietzsche, celui qui, le premier, a redonné Hölderlin aux Allemands, qui l’avaient oublié. L’imagination créatrice de Hölderlin a été soulevée et puis brisée par ce besoin d’héroïsme.

Pour le poète, la vie apparaît comme une passion, avec sa grandeur et son renoncement. Élevé « sur les bras des dieux », Hölderlin n’avait jamais admis du fond du cœur la discipline des hommes et leurs abdications. Dans un pays et en un temps où l’héroïsme lui semblait avoir perdu son sens, aspirant à un bonheur « divin » que détruit la prose quotidienne, appelant à une révolution morale et nationale, si radicale qu’elle ne pouvait venir, il a fui son temps et s’est réfugié dans l’absolu du dialogue poétique. Il a donné à sa plainte comme à son espoir des accents graves et mélodieux, qui font de ses poèmes les plus belles élégies en vers allemands et souvent les plus remplies de mystère.


Homburg

Quand il avait dû quitter Francfort, le poète avait été installé à Homburg, petite résidence princière du Taunus, par son ami Isaac von Sinclair, qui était au service du landgrave de Hesse-Homburg. Il a connu là des moments d’intense exaltation créatrice. Quelques poèmes s’adressent encore à Diotima, avec laquelle il correspond de loin en loin. Surtout il trouve et amplifie les thèmes des grands poèmes — hymnes, odes, élégies — de ses années de maturité, qui s’étendent de 1798 jusque vers 1803.

Le destin du poète est une question toujours présente, ainsi que la valeur du verbe poétique et, plus généralement, de tout langage personnel. Le poète apparaît comme un élu, mais voué au malheur : ainsi dans Dichterberuf (Vocation du poète) ; il peut aussi être l’aède aveugle (Der blinde Sänger) qui avance dans la nuit et à qui son chant tient lieu d’espérance. Élevé au-dessus du commun, mais promis à succomber sous la charge de la destinée, le poète a été « frappé par Apollon ». La plainte est son lot, mais aussi l’invective et la prophétie sont son recours.