Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

hispano-américaines (littératures) (suite)

Air indien

Assurément, une des grandes originalités de l’Amérique latine tient à son peuplement. Nulle part ailleurs, en effet, ne s’est produit une telle fusion de races et de sangs, pas même dans les fameux melting pot des États-Unis, où les croisements entre Indiens et Blancs, en particulier, furent finalement fort rares. En revanche, poussés par l’ardeur sensuelle de leur tempérament latin, les Espagnols, Cortés* en tête avec sa Malinche, s’empressèrent de s’unir à des Indiennes, le plus souvent prises de force, et le concubinage ouvrit en quelque sorte la voie du métissage. Plus tard, les esclaves noirs importés d’Afrique, puis leurs descendants vinrent rendre plus varié encore le mélange des sangs. Mais, si l’Amérique latine est aujourd’hui métisse, l’élément autochtone, celui qui constitue encore le fond de la population au Mexique, dans une grande partie de l’Amérique centrale et dans les Andes notamment, reste l’Indien. C’est justement sur ces territoires que vivaient, avant la Conquête, les Indiens* les plus évolués du continent, et l’on conserve d’eux une littérature qui atteste le haut degré de civilisation atteint au Mexique par les Aztèques, en Amérique centrale par les Mayas et les Quichés, dans les Andes par les Quechuas. Essentiellement orale, quoique ces peuples aient possédé une écriture de type idéographique, cette littérature est parvenue jusqu’à nous grâce aux transcriptions en espagnol qu’en firent les autochtones, une fois qu’ils eurent appris l’alphabet latin auprès des missionnaires, ou par ces missionnaires eux-mêmes. Parmi les plus beaux monuments de la littérature précolombienne reçue llis de la sorte figurent les livres magiques de Chilam Balam, en langue maya et, en quiche, le Rabinal-Achí, drame guerrier accompagné de danses rituelles, ainsi que le Popol Vuh, livre sacré sous forme d’un vaste poème symbolique sur les origines du monde et de l’homme. Bien qu’écrit longtemps après la conquête, peut-être au début du xviiie s., le très beau drame quechua Ollantay, cornélien peut-on dire par son sujet (les amours impossibles d’un chef militaire espagnol pour la fille de l’Inca), est dans la meilleure tradition du théâtre de l’époque incaïque, dont il est considéré comme le modèle du genre. Si ces manifestations littéraires portent la marque de l’occupant espagnol, du fait que leur rédaction est postérieure à la Conquête, pour le fond elles sont un vivant témoignage de la sensibilité indienne.

« Indien au visage taciturne et aux pupilles sans éclat, quelles pensées caches-tu donc derrière ton énigmatique expression ? », s’interroge le grand poète péruvien José Santos Chocano (1875-1934)... Partout présente, la tristesse de l’Indien est aussi bien dans son mutisme résigné que dans ses poèmes et ses chants. Au xvie s., le frère Diego Durán (v. 1537-1588) disait déjà des chants aztèques qu’ils étaient si tristes que rien que la musique et la danse vous remplissaient de mélancolie, et aujourd’hui encore, dans les Andes, on peut entendre des complaintes désespérées accompagnées à la quena, la petite flûte aux accents aigres et déchirants. À l’origine de cette tristesse, une conception fataliste de la vie : pour l’Indien, le monde est régi par des forces magiques et des lois inexorables. L’Indien vivant dans le commerce permanent de la mort, Octavio Paz peut bien affirmer, en parlant de ses compatriotes en particulier : « L’indifférence du Mexicain devant la mort se nourrit de son indifférence devant la vie. » Il y a, à cet égard, dans l’art mexicain une tradition du squelette grimaçant et gesticulant qui se perpétue depuis l’époque précolombienne jusqu’à nos jours dans ses manifestations les plus populaires (têtes de mort en sucre, jouets représentant des orchestres macabres, par exemple). Fataliste, l’Indien était donc psychologiquement préparé, au moment de la Conquête espagnole, à l’idée d’un effondrement total de son univers, tant chez les Mexicains que chez les Quechuas. Les traditions sacrées, les légendes comme celles que recueillent le Popol Vuh ou les livres de Chilam Balam n’annonçaient-elles pas des catastrophes ? Et l’Inca Huayna Cápac († 1525) n’avait-il pas prédit... « qu’ensuite arriveraient des gens nouveaux, jusqu’alors inconnus ; qu’ils gagneraient et soumettraient à leur empire tous nos royaumes et encore bien d’autres terres... » ?


Le temps des conquistadores : chronique et épopée

Le choc fut pourtant terrible le jour où ces « gens nouveaux » arrivèrent sur la terre américaine. Plus que des hommes qui s’affrontaient au combat, c’étaient deux conceptions de la vie qui se heurtaient. D’un côté, celle, pessimiste, d’êtres conscients d’appartenir à un monde en faillite et stoïquement résignée ; de l’autre, tout l’enthousiasme d’une race débordante de vitalité. L’Espagne entrait alors dans la période la plus glorieuse de son histoire, et ce xvie s. allait être celui des conquêtes : matérielles avec les Cortés, Pizarro, etc. ; spirituelles avec Ignace de Loyola, sainte Thérèse d’Ávila, notamment. Dévorés par une fringale d’aventure, d’or et d’épiées, en quête de peuples à qui montrer le Crucifix, brûlant de l’optimisme de la Renaissance, les conquistadores étaient bien les fils de cette époque prodigieusement féconde. Pour ces hidalgos barbus, ces guerriers bardés de fer, tout imbibés des récits de chevalerie, alors en si grande vogue dans la Péninsule, l’Amérique et ses fabuleux Eldorados allait se présenter comme un lieu privilégié où ils pourraient renouveler les exploits d’un Amadis de Gaule à la conquête de l’Île Ferme. Que la littérature hispano-américaine se soit inspirée à ses débuts d’un événement d’une aussi grande envergure que la conquête de l’Amérique ne saurait surprendre : elle se présentera sous la forme d’une abondante floraison de chroniques et, illustrant les hauts faits, de quelques épopées.

Sans doute, la plupart des chroniques de la Conquête ont-elles du prix plutôt en tant que documents historiques que comme œuvres littéraires, leurs auteurs étant surtout des militaires plus aptes à manier l’épée que la plume. Certains, cependant, comme Hernán Cortés lui-même, se montrent d’habiles prosateurs. Ses Lettres (Cartas) à Charles Quint, sont des comptes rendus objectifs, vivants, souvent élégants, avec même quelques effets de style qui nous rappellent que Cortés fréquenta l’université de Salamanque. On y remarque avec intérêt l’admiration sincère que leur auteur nourrit pour l’adversaire indien. Il faut dire que les Espagnols, partis avec des idées toutes faites sur les populations indigènes du Nouveau Monde, qu’ils pensaient trouver nues et sauvages, comme celles des îles découvertes par Colomb*, furent stupéfaits et émerveillés de trouver des civilisations aussi raffinées que celle des Aztèques. Portant aussi bien sur la qualité des constructions que sur la beauté des jardins ou l’habileté des artisans mexicains, l’admiration de Cortés éclate partout. Il est aussi intéressant de voir dans ces lettres le Capitaine s’interroger sur la validité de son entreprise et se poser un cas de conscience : comment concilier l’appétit de conquête et la soif de richesse avec la mission évangélisatrice ? C’est qu’à l’époque le souvenir des huit siècles de lutte contre l’infidèle en Espagne est, dans tous les esprits, si vivace que souvent les chroniqueurs se surprendront à écrire Maure à la place de Mexicain, à nommer mosquées les temples aztèques ou incas, et Cortés lui-même ira jusqu’à baptiser Mexico... le « Grand Caire ». L’esprit de la Reconquista* baigne celui de la Conquête, et, dans leur zèle évangélisateur, les Espagnols commettront parfois les pires excès, persuadés de trouver en face d’eux de véritables suppôts de Satan. Il faudra la plaidoirie passionnée de quelques missionnaires, comme le dominicain Bartolomé de Las* Casas, surnommé l’« apôtre des Indiens », pour que l’Europe chrétienne soit mise au fait des crimes commis outre-Atlantique au nom de l’Évangile.