Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

hispano-américaines (littératures) (suite)

Unité de religion ? Certes, l’Amérique latine est catholique. Mais on ne saurait non plus ignorer les sectes, les syncrétismes, les survivances de croyances ancestrales, les « idoles derrière les autels » (Anita Brenner). Ainsi donc, l’Amérique latine n’existerait pas et la littérature hispano-américaine ne serait alors qu’une juxtaposition de littératures d’expression espagnole ? De puissants facteurs d’unité se dégagent cependant.

Quiconque a survolé l’espace américain, ses pampas et ses llanos aux horizons infinis, ses Andes vertigineuses, ses hauts plateaux lunaires, l’océan toujours recommencé de ses forêts vierges, ses villes titanesques, ne peut manquer d’avoir retenu une impression générale : celle de démesure, de gigantisme. Il a certainement été aussi frappé par la toute-puissance de la nature, une nature souvent inhospitalière ou hostile (déserts, forêts étouffantes, volcans, séismes, etc.), dominante et non dominée par l’homme comme elle l’est chez nous. Cette emprise de la nature, l’obscure puissance de la terre sauvage, le tellurisme, est un autre trait commun à tout le continent. « L’Amérique existe en fonction de sa géographie, note Luis Alberto Sánchez [...] chaque écrivain hispano-américain agit comme un somnambule sous la magie du paysage. »

Simple « accident au milieu de la pampa, au milieu de la forêt, au milieu des Andes » (Miguel Ángel Asturias*), l’homme apparaît partout marqué par le même combat qu’il mène avec la nature pour s’y tailler une place ou pour simplement y survivre. Aussi, par-delà les frontières nationales, l’homme hispano-américain offre-t-il des traits semblables : « Le gaucho des pampas, le llanero de la savane, le mineur indien de la cordillère, le récolteur de caoutchouc de la forêt tropicale, le journalier dans les coupes de bois ou dans les plantations sont, pour l’écrivain, le même type d’homme rude, primitif, instinctif — et presque toujours exploité —, facteur d’unité au sein d’une littérature », écrit l’Uruguayen Alberto Zum Felde..., qui aurait pu ajouter à sa liste le travailleur des grandes métropoles et l’habitant des bidonvilles. « Presque toujours exploité », tel est en effet le sort de cet homme, qu’après environ trois siècles de colonie, de régimes semi-féodaux, les abus des grands propriétaires, l’analphabétisme condamnent, à peu près partout, à la misère. Parfois résigné, avec le sentiment d’être victime d’une étrange fatalité, l’homme hispano-américain, à quelque pays qu’il appartienne, connaît aussi les voies de la révolte, celles qui doivent conduire au développement, à la vraie démocratie et à une indépendance économique tant désirée vis-à-vis des États-Unis. Animés par le même idéal, par cette communauté d’aspirations, les pays d’Amérique latine ont ainsi conscience de leur solidarité. Et toute une partie des lettres hispano-américaines en est l’expression, sous la forme d’un grand cri indigné contre l’exploitation de l’homme par ses semblables, d’un cri de protestation contre l’injustice et les inégalités sociales et raciales, d’un écho des revendications des masses indigènes.

Littérature de témoignage, image fidèle du continent qui la voit naître, la littérature hispano-américaine reflète ainsi ce double défi de l’homme à la nature qui l’écrase et à l’homme qui l’opprime, mais aussi cette absence d’équilibre et de raison, « cet étrange désordre émotionnel où vivent les Sud-Américains, si différent de la logique européenne » (Mariano Picón-Salas), lequel conduit au merveilleux et au baroque. Avec le baroque, nous touchons à la tendance profonde, « abyssale », comme dit L. A. Sánchez, du monde latino-américain, sa passion de toujours, qui a tant marqué ses arts et ses lettres, et qui est le trait le plus original de son caractère. « En Amérique latine, écrit Alejo Carpentier*, nous avons tous un style baroque. »

Il faut revenir cependant sur celui des facteurs d’unité qui reste le plus patent malgré les réserves précédemment formulées : la langue. Pour en mesurer la portée, il suffit d’imaginer une Europe qui, d’Oslo à Athènes, de Lisbonne à Varsovie, parlerait la même langue... Tel est exactement le cas de cette Amérique latine sans frontières linguistiques, où, à La Havane comme à Montevideo, à Mexico comme à Quito, le même espagnol, à d’infimes variantes près, est parlé, lu, écrit ; d’où cet air de famille qui plane sur toutes les villes d’Amérique. Si, malgré cet atout, les pays d’Amérique latine s’ignorent encore souvent, c’est que l’Europe continue d’exercer sur cette partie du globe une fascination telle que les regards se portent plutôt vers elle que vers les pays voisins. Mais, de plus en plus, l’Amérique latine a le sentiment de son originalité. Les prix « Casa de las Américas », qui sont décernés chaque année, depuis 1960, à des écrivains d’expression espagnole, sans distinction de pays, contribuent à resserrer les liens entre ceux-ci en les faisant se mieux connaître. Et il n’est pas douteux que l’hommage du monde à des talents universels comme Miguel Ángel Asturias*, Jorge Luis Borges*, Pablo Neruda* ne peut que raffermir la foi des Latino-Américains en eux-mêmes et la confiance de leurs écrivains dans la légitimité de leur dessein. Ce dessein, ce beau souci de tout écrivain hispano-américain d’aujourd’hui, c’est la conquête d’un langage spécifiquement américain. Assurément, il n’est pas question de renier l’espagnol ; il s’agit de le remodeler dans sa syntaxe comme dans son vocabulaire, sous l’influence des langues indigènes, de celles des immigrants venus de tous les points du globe et des créolismes. « Il y a toute une nature qui nous entoure, qui n’avait pas de nom et que nous avons dû nommer », écrit Miguel Ángel Asturias. Aimant à se comparer à Adam baptisant chaque chose, comme aux premiers jours de la Création, l’écrivain hispano-américain s’est attelé à cette tâche devant l’avenir : « L’Amérique n’est pas tant une tradition à perpétuer, dit Octavio Paz*, qu’un avenir à réaliser. » Or, pour que cette Amérique soit de plus en plus « américaine » et, par contrecoup sans doute, de moins en moins « latine », il faut que l’écrivain, refusant les tentations de l’exotisme, aille vers ce qu’elle a de plus spécifique, de plus authentique : l’homme. On doit à l’excellent essayiste vénézuélien M. Picón-Salas (1901-1965) cette phrase : « Dès lors, j’ai pensé que la mission de l’écrivain d’Amérique consistait à exprimer cette énigme des sangs métis [...], énigme de notre race indo-américaine. »