Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hérodote (suite)

Philosophie et psychologie

Dans ce vaste drame que traitent les Histoires et où se heurtent deux modes de vie et de pensée inconciliables, le spectacle des événements humains offre à Hérodote une source de méditations. C’est d’ailleurs un mouvement naturel à un écrivain qui consacre sa vie à une œuvre et qui finalement prend un certain recul pour parvenir à une vision en profondeur du cours des choses. Cette succession d’empires qui s’élèvent sur les ruines des autres, ce bouleversement incessant de ce qui paraît le plus stable renforcent son sentiment de la fragilité de la condition humaine et celui de la précarité de l’existence. Voilà un thème sans cesse présent dans la pensée grecque et qui se traduit chez Hérodote par la conviction qu’une force aux desseins impénétrables, le Destin, commande tous nos actes. Elle plie jusqu’aux dieux sous sa loi. Ce Destin jaloux veille à ce que l’homme trop prospère soit un jour abattu. Tel est le sens de l’émouvante histoire de Crésus (livre premier), car il ne faut compter « heureux aucun homme avant son trépas ». La Némésis ne se contente pas de châtier l’excès de bonheur : elle punit l’orgueil, la démesure. « Tu vois, dit Artabane à Xerxès, comme la divinité frappe de la foudre les animaux qui sont de grande taille sans permettre qu’ils en fassent parade, tandis qu’elle n’en veut nullement aux petits ; tu vois comme elle lance ses traits contre les édifices les plus hauts et les arbres les plus élevés ; car la divinité aime à rabaisser tout ce qui s’élève [...]. Elle ne tolère l’orgueil que pour elle-même » (VII). D’où la nécessité de la sôphrosynê, la modération en toutes choses, qui seule permet à l’homme d’échapper à la haine du Destin.

Cette attitude d’esprit, qu’on retrouve chez les poètes tragiques, est quelque peu gênante chez Hérodote, puisqu’il en résulte, outre un relatif pessimisme, l’idée qu’il n’y a ni grands ni petits. Ce nivellement des valeurs condamne l’historien à traiter de la même manière ce qui présente de l’intérêt et ce qui est secondaire (« Je parlerai des petites cités comme des grandes ce qui était grand autrefois est devenu petit ; ce qui est grand aujourd’hui a commencé par être faible ; aussi connaissant les vicissitudes de la vie humaine, je mentionnerai les unes comme les autres » [I]). On voudrait qu’il soit plus critique, qu’il s’attarde plus sur l’essentiel (disons ce qui est essentiel pour nous modernes), qu’il hiérarchise. Mais ce désir n’est-il pas vain ? Hérodote aurait-il fait preuve de la même absence de préjugés, de la même curiosité, s’il avait dû mettre en relief les épisodes saillants de l’histoire de son temps et réduire la part des faits médiocres en eux-mêmes ?

Cette tendance à ramener les hommes et les événements à un cadre pratiquement uniforme conduit Hérodote à une psychologie qui peut paraître souvent fragmentaire. Au heu de chercher à appréhender le génie propre et la personnalité d’un individu, il vise de préférence un type commun, propose une vérité d’ensemble plutôt qu’une vérité particulière. C’est dire que nous sommes en présence de personnages conventionnels, chez qui n’apparaissent que des traits généraux. Ainsi, les principaux protagonistes des Histoires sont les reflets d’un peuple : Crésus est un Lydien, Cyrus un Mède, Xerxès un Perse, Pausanias un général lacédémonien. La psychologie collective l’emporte sur la psychologie individuelle. Et pourtant, ces êtres vivent étonnamment devant nous. Hérodote, en effet, procède à la façon des moralistes : il remarque les détails — que ce soit une attitude ou une intonation — et campe un personnage, une silhouette. Loin de voir l’enchaînement psychologique des sentiments, loin de réfléchir sur les motivations d’un acte, il peint par petites touches des individus et les schématise. Comment voyons-nous Crésus ? Au premier abord, il paraît bien avoir quelque réalité — et encore est-il fortement hellénisé —, mais il devient très vite le héros d’un conte moral ; il est l’homme aveuglé par la richesse qui, après l’épreuve, apprend à mépriser les biens. Hérodote met en scène un être stylisé qui n’existe que pour autant qu’il sert de support à un apologue. L’homme aux prises avec la destinée, qu’il soit Grec ou Barbare, puissant ou petit, voilà pour l’historien une matière inépuisable.


L’artiste

Le récit d’Hérodote, écrit dans un ionien mêlé d’éolismes, progresse avec lenteur et est coupé de digressions, de contes et d’anecdotes. Il ressemble à ce labyrinthe d’Égypte dont « les passages à travers les chambres, les circuits à travers les palais, causaient au voyageur mille surprises, alors qu’il passait d’une cour dans des chambres, des chambres dans des galeries, des galeries dans d’autres espaces couverts, et des chambres dans d’autres cours ». Cette allure capricieuse, cette flânerie élégante qui se complaît dans la narration d’aventures incidentes donnent un charme tout particulier à l’œuvre. Hérodote excelle, avec une savante ingénuité qui n’exclut pas un demi-sourire, à raconter des histoires plus ou moins légendaires. La femme du roi Candaule, Arion sauvé par un dauphin, Rhampsinite descendant aux Enfers pour jouer aux dés avec Déméter, le pâtre Gygès devenu roi de Lydie, Démocède ou le médecin malgré lui, Polycrate et son anneau, l’enfance de Cyrus, la jolie fille de Péonie, le sourire de l’enfant de Labda sont quelques exemples des dizaines de contes qui s’insèrent souplement dans la trame du récit. Quant aux grandes fresques — Marathon, Salamine, Platées —, elles sont d’une simplicité charmante, derrière laquelle transparaît l’émotion de l’historien. Si ces passages n’ont pas l’ampleur dramatique d’Eschyle, ni la sobriété de Thucydide, ni la précision de Polybe*, ils ont du moins toute la saveur d’un conte.

Chez Hérodote, l’éloquence est instinctive : ses dialogues sont riches en sentences (est-ce sous l’influence de la poésie gnomique ?) et sont le véhicule de fortes considérations philosophiques ou historiques, telles les pages où Démarate expose à Xerxès le caractère des Lacédémoniens (VII), telles l’admirable délibération de Darios, Mégabyse et Otanès sur la meilleure forme de gouvernement, ou la consultation des généraux grecs à la veille de Salamine (VIII). Il reste que la grâce du discours de l’historien n’est pas accidentelle : comme les poètes, Hérodote a écrit ses Histoires pour qu’elles soient lues à haute voix et non pas étudiées dans l’intimité des bibliothèques.