Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gutaï (suite)

Une « abstraction lyrique » sans frontières

Vers 1930, Jirō Yoshihara (1905-1972) avait été au Japon l’un des pionniers d’un art abstrait soucieux de concilier la rigueur d’un Mondrian avec la spontanéité d’un Miró. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux jeunes artistes se regroupent autour de lui, dans son atelier d’Ashiya, près d’Ōsaka. « Je suis un artiste qui n’a rien à vous apprendre, mais qui peut tenter d’organiser une activité collective conditionnant une ambiance propre à la création artistique », dit Yoshihara à ses jeunes disciples. Ainsi est fondé le groupe Gutaï, qui se reconnaît comme programme : « Essayer de saisir visuellement et directement, en les incarnant dans la matière, les aspirations intérieures des hommes actuels. » Les affinités de ce programme avec celles de l’« abstraction lyrique » en général et de l’« expressionnisme* abstrait » en particulier sont évidentes, mais il semble que le groupe Gutaï ait poussé plus loin que ses homologues des États-Unis, du Canada et de l’Europe occidentale la fidélité à ce que Kandinsky* nommait la nécessité intérieure. Il le doit sans doute à une sorte de discipline mystique d’un type très particulier, qui exalte la manifestation sans contraintes et sans limitations de l’individualité, mais au bénéfice d’une « découverte de l’unité originelle de l’être » (Teruyuki Tsubouchi) et non pas d’une volonté de puissance, comme ce fut le cas pour la plupart des Américains et des Européens. Comme l’écrit Sadamasa Motonaga, « Gutaï est un groupe d’individus qui s’emparent de toutes les techniques et matières possibles, sans se limiter aux deux et aux trois dimensions. Ils emploient du liquide, du solide, du gaz ou encore du son, de l’électricité et même le temps, pour défricher, en tout lieu, toutes les formes possibles du beau dans leur fraîcheur première. » Aussi une même attitude préside-t-elle à une extrême diversité de démarches et à une non moins grande diversité de formes, dont le seul point commun serait qu’elles se refusent également le registre géométrique et le registre figuratif. Univers de la tache, de l’éclaboussure, de la déchirure, accueillant à toutes les formes de l’automatisme*, aux interventions du hasard comme à celles des forces naturelles, l’art Gutaï se définit dans un corps-à-corps avec la matière, et l’on ne s’étonnera pas de découvrir dans les expositions en plein air du groupe (à partir de 1956) sa manifestation peut-être la plus spécifique. Gouaches de 20 m de haut ondulant au vent, ballons et banderoles flottant au-dessus des toits (1960), sacs d’eau colorée tendus entre les arbres (Sadamasa Motonaga, 1956), trous creusés dans le sol et au fond desquels tremble une lumière (Michio Yoshihara, 1956), traces de pas sur une bande de vinyle de 150 m de long dans un bois de pins (Akira Kanayama, 1956) ne se distinguent pas, cependant, des œuvres conçues indépendamment du paysage : ébats de l’artiste dans une tonne de boue (Kazuo Shiraga, 1956), entassement de 60 kg de pierres peintes (Motonaga, 1956), émail projeté à l’aide d’un canon sur une immense toile (Shōzō Shimamoto, 1956), œuvres à développement continu en mousse de savon (Toshio Yoshida, 1957), lampes électriques dans un bac de sable (Michio Yoshihara, 1965).


Produire des œuvres d’art

Néanmoins, quand bien même l’élargissement infini des médiums de la création plastique serait le trait le plus frappant de l’art Gutaï, et en dépit du fait que de telles manifestations anticipent de beaucoup sur ce qui se donne aujourd’hui pour l’avant-garde en Occident (v. conceptuel [art]), on ne saurait trop souligner qu’à la différence des mouvements actuels le groupe Gutaï ne perd pas de vue l’œuvre d’art elle-même, au sens le plus traditionnel si l’on veut, puisque tous les membres du groupe sont des peintres et continuent (comme, en décembre 1965, galerie Stadler à Paris) à exposer leurs peintures. On serait même tenté de considérer que le groupe Gutaï a seul tiré la leçon complète de l’action painting américaine : le geste créateur qui, avec Pollock* et ses pairs, tendait à déborder de la toile et inspirait (au moins partiellement) le happening, action painting sans peinture, revient ici à la toile après s’être, en quelque sorte, enrichi, rechargé en tension et en poésie au contact des forces naturelles ou de l’action théâtrale. L’art Gutaï l’emporterait ainsi philosophiquement et pratiquement tant sur l’abstraction lyrique occidentale, impuissante à s’arracher au tableau, que sur l’avant-garde de 1970, incapable de revenir à la peinture. Aussi les affinités plus ou moins accidentelles ne doivent-elles pas masquer les divergences fondamentales. Il n’est pas sans intérêt de noter qu’en 1957 ce furent le critique Michel Tapié, fondateur de l’« informel », et le peintre Georges Mathieu*, leader de l’abstraction lyrique, qui découvrirent au Japon le groupe Gutaï ; mais le « théâtre » de Mathieu semble pauvre, comparé au théâtre Gutaï. Celui-ci, en effet, apparaît comme le prolongement normal du geste pictural dans la mesure où ce geste suggère une action dramatique, puisqu’il s’insère dans la durée émotive ; non plus mascarade, comme chez Salvador Dali* ou Mathieu, mais approfondissement spécifique. Par exemple, l’œuvre à parcourir, une surface semée d’accidents, proposée par Shimamoto en 1956 ou l’œuvre peinte avec ses pieds par Shiraga se balançant au bout d’une corde (festival d’Ōsaka, 1958) sont à la fois œuvre d’art au sens traditionnel (relief ou peinture) et spectacle. Il en va de même du labyrinthe-laminoir de Jirō Yoshihara (1956) ou du ballon d’Akira Kanayama, qui se gonfle jusqu’à remplir la scène (1957). Mais plus frappante encore est l’apparition d’Atsuko Tanaka vêtue d’un costume fait de centaines de lampes électriques qui s’allument et s’éteignent (1957) : ce n’est pas un déguisement bizarre, mais l’écho poétique direct de ses propres toiles, entrelacs de ronds colorés et de fils. Quant à la traversée à la course, par Saburō Murakami, de huit écrans successifs de papier dont la déchirure sonore est multipliée par des microphones (1956), elle doit, évidemment, être considérée comme une traversée effective du miroir de la peinture ! Il faut enfin insister sur la diversité de facture des peintures elles-mêmes, qui vont des raccourcis gestuels de Jirō Yoshihara aux épais tourbillons de matière de Shiraga (né en 1924), des floraisons chromatiques de Motonaga (né en 1922) aux messages lettristes de Shūji Mukai (né en 1939), en passant par les contrastes formels recherchés par Atsuko Tanaka (née en 1932) et par une autre femme du groupe Gutaï, Tsuruko Yamazaki.

J. P.