Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gracián (Baltasar) (suite)

Il retrouve Lastanosa à Huesca en 1646-47. En 1651, il se laisse imprudemment aller à une polémique avec un cuistre auteur d’un poème en un latin douteux. Les supérieurs se fâchent, lui interdisent de publier quoi que ce soit. Alors il recueille les compositions de ses amis dans une anthologie, Poesías varias de grandes ingenios (1654), que signe José Alfay. Il avait donné la première partie (1651) de son roman El criticón sous un pseudonyme, García de Marlones, anagramme de son nom, puis la deuxième (1653) sous celui de Lorenzo Gracián. Il cherche à apaiser l’orage menaçant en écrivant (1653) et en publiant (1655) El comulgatorio (la Sainte Table). C’est un fait qu’en 1655-56 il jouit d’une parfaite tranquillité à Saragosse, où il enseigne les Écritures. Mais il en profite pour rédiger la troisième et dernière partie de son chef-d’œuvre, qui paraît en 1657 toujours sous le nom de Lorenzo Gracián. C’en est trop, le provincial se fâche, le général écrit : « Puisqu’il a désobéi, surveillez ses mains, visitez sa chambre, où rien ne doit être sous clé et si l’on découvre un écrit désagréable à la Compagnie, qu’on enferme l’homme, qu’on lui supprime papier, plume et encre, jusqu’à le soumettre, jusqu’à le réduire. »

Gracián ne reconnaît pas ses torts ; il demande à sortir de l’ordre, mais on le lui refuse ; il est banni dans une résidence à Tarazona ; il meurt, semble-t-il réconcilié, en 1658.


L’œuvre

Les genres littéraires, ankylosés au xvie s. par l’imitation révérencieuse des Anciens, se renouvellent pour servir les « Modernes ».

C’est la tragi-comédie de Lope de Vega, le roman de Cervantès, la poésie de Góngora ; et c’est, parallèlement à l’« essai » français ou anglais, une prose didactico-morale sous forme d’« illustrations », de « fables », de « fictions allégoriques » ou de « traités ». Gracián a lu tous les Latins, mais il connaît aussi les Anglais (J. Barclay), les Français (Nicolas Faret et les Italiens (Baldassare Castiglione, Peregrini, etc.). Il n’est pas d’accord avec ces hommes du monde, ni sur le fond ni sur la forme. Il aspire à une prose dense, disciplinée à la manière du vers de Góngora. Il rejette surtout la pensée orgueilleuse des Italiens du xvie s. et la suffisance mondaine des Français du temps de Louis XIV.

El héroe (1637) définit les vingt avantages (primores) du héros, dans autant de chapitres. L’ouvrage était destiné au roi, qui, d’ailleurs, l’apprécia. C’est un anti-Machiavel non moins machiavélique que le modèle. Certes, tous les moyens sont bons pour venir au bout de l’entreprise. Mais la fin ultime ne saurait être la prospérité de la Couronne ou de l’État. Le héros doit déposer ses lauriers sur l’autel de Dieu, ad majorent Dei gloriam.

El político don Fernando el Católico (l’Homme politique, 1640) fait l’éloge du grand roi aragonais, l’époux nullement falot d’Isabelle la Catholique. Gracián, qui a l’esprit de clocher, souligne l’habileté politique de son insidieux compatriote. Il est aussi le premier Espagnol qui s’interroge sur la nation espagnole, son comportement, ses vices et ses vertus. Ferdinand est proposé pour modèle au comte-duc d’Olivares, le grand ministre de Philippe IV, l’adversaire malheureux de Richelieu. Gracián défend la « raison d’État » contre la « raison d’étable », qu’il attribue à Machiavel et à J. Bodin, les deux maîtres à penser du cardinal « politicien » français.

Arte de ingenio. Tratado de la agudeza (1642), révisé en 1648 sous le titre d’Agudeza y arte de ingenio (De l’esprit et de ses pointes), propose une nouvelle rhétorique, un art d’écrire serré, non la rhétorique des prêcheurs ou des tribuns. Gracián appuie ce traité de style sur des exemples empruntés aux Anciens et aux Modernes. Martial (son compatriote) et Góngora y sont en bonne place.

El discreto (l’Honnête Homme, 1646) est divisé en vingt-cinq éminences (« realces »), la dernière constituant un programme systématique pour l’éducation de l’homme de qualité.

Oráculo manual y arte de prudencia (Manuel et guide de prudence, 1647). En trois cents maximes, il révèle la hiérarchie des valeurs morales et intellectuelles propres à ce jésuite et peut-être à la Compagnie. Le pouvoir, selon Gracián, échappe aux passionnés, aux solitaires et aux orgueilleux. Il est cueilli sans effort par ceux qui se freinent et se contrôlent, se situent intelligemment au nœud des affaires et s’effacent eux-mêmes, mais gouvernent en sous-main les ambitieux enivrés par les apparences. L’ouvrage connut un succès universel.

El criticón (la Somme critique, 1651, 1653, 1657) présente l’Homme (Andrenio) au temps de ses choix décisifs (« crises » dans l’acception grecque du terme, et c’est le nom que portent les chapitres).

Andrenio vivait au sein d’une grotte, à Sainte-Hélène, séparé par la mer immense de la société civile, incapable de parler, de nommer les choses et donc de leur donner l’existence. Il sauve un naufragé, Critilo, un homme mûri par l’expérience. Au cours d’un long périple qui les emmène d’abord en Espagne, le sage va lui apprendre à raisonner, à juger, à choisir. Mais les leçons suivent les mésaventures du disciple, elles ne les précèdent pas. Par exemple, Andrenio succombe d’abord à l’attrait de la femme, figurée par Falsirena ; ensuite il se tiendra sur ses gardes.

Dans le deuxième livre, l’Homme, dégagé de cette servitude, passe la douane de l’âge mûr. Il pense, il se préoccupe, il se soucie. Auprès de Salastano (l’ami de Gracián, Lastanosa), il trouve la plénitude de son être, entre les livres et les pièces d’un musée. Andrenio et Critilo partent pour la France, guidés par la nymphe des Lettres et des Arts. On procède à un scrutin littéraire : les historiens et les géographes l’emportent sur les poètes, les sciences humaines et naturelles sur les belles-lettres (c’est déjà l’esprit de l’Encyclopédie). Dans le désert de l’hypocrisie, l’Homme s’égare et languit, assoiffé de vérités pures, cristallines. Dans l’arsenal de courage, il retrouve le sens de l’honneur et du bon renom, et, dans l’asile de fous, il côtoie toute l’humanité.