Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Graal (légende du) et cycle arthurien (suite)

Le roman arthurien en vers après Chrétien de Troyes est soit l’histoire d’une quête nuptiale (Durmart, Fergus, Ider), soit une série d’aventures de Gauvain (le Chevalier à l’épée, la Demoiselle à la mule, l’Aître périlleux, la Vengeance Raguidel de Raoul de Houdenc), soit enfin, après 1250, une somme d’événements féeriques où se distinguent les chevaliers d’Arthur dans des épisodes entrelacés (v. Chrétien de Troyes). On y voit se multiplier les poncifs (vendetta, pamoisons presque mortelles, anneaux qui rendent fou, combats contre les êtres de l’autre monde). À côté d’amours exemplaires, voire rédemptrices, comme dans Durmart, nombreux sont les récits où la femme apparaît comme un objet et une proie, et où elle est l’occasion, pour le chevalier, de sa déchéance ou de sa mort. La littérature arthurienne du xiiie s. démythifie la courtoisie en même temps qu’elle continue de sacrifier aux mythes courtois. Ce trait se retrouve dans le roman en prose.

Le roman en prose naît au moment où la légende arthurienne s’organise dans des œuvres cycliques, qui ont pour ambition de réaliser la chronique totale de la Bretagne depuis les temps évangéliques jusqu’à la mort d’Arthur. Le premier des grands romanciers cycliques est Robert de Boron (v. 1190). Celui-ci fait du Graal, dont Chrétien relatait l’apparition à Perceval, le vase même dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Christ. Au culte du saint sang, il associe celui de la sainte lance. L’arme qui, dans Chrétien, avait frappé le coup félon qui répandit la stérilité sur la terre Gaste devient chez lui la lance du centurion Longin, retrouvée à Antioche en 1098. Robert de Boron dédie au comte Gautier de Montbéliard son Joseph d’Arimathie, son Merlin et son Perceval. Le Merlin, sauf les premiers vers, n’est connu que dans une transcription en prose. Le Perceval est sans doute à l’origine d’une autre transcription en prose, appelée le Didot-Perceval. Le Joseph relate la translation du Graal en Bretagne. Le Merlin raconte comment le futur enchanteur, fils d’une sage demoiselle abusée par un incube, déjoua les plans des démons qui voulaient qu’il devînt un antéchrist et se mit au service du bien, inspirant à Uter, père d’Arthur, la fondation de la Table ronde, communauté de « prud’hommes » avant de devenir un lieu de rassemblement chevaleresque. Puis Merlin favorise l’avènement d’Arthur. Quant au Perceval, c’est une quête du Graal où, contrairement aux Continuations du conte du Graal, le protagoniste, après une jeunesse courtoise, se révèle un chevalier « célestiel » appelé à une perfection toute monastique. L’œuvre s’achève par une « mort d’Arthur » qui ne figurait peut-être pas chez Robert de Boron et qui est probablement postérieure à l’« invention », en 1191, du tombeau d’Arthur dans l’abbaye anglaise de Glastonbury. Cette abbaye, au milieu des marais, était d’ailleurs identifiée avec l’île féerique d’Avalon, où la tradition voulait qu’Arthur se fût réfugié près de sa sœur Morgane après son mortel combat contre son neveu Mordred.

Entre 1200 et 1230, parallèlement aux Continuations du conte du Graal en vers, dont la première concerne Gauvain et les trois autres Perceval, apparaissent de grands romans en prose : le Perlesvaus, le Lancelot-Graal, le Tristan en prose et Guiron le Courtois. Le Perlesvaus date de 1210 environ ; une des versions est dédiée à un grand seigneur flamand, Jean de Nesle ; il semble qu’il ait été écrit, sous l’égide des moines de Glastonbury, par un romancier qui connaissait très bien la région du canal de Bristol. C’est le roman d’une guerre sainte : Arthur et ses chevaliers évangélisent par le fer et le feu une Bretagne encore païenne et barbare. Le Perlesvaus annonce une esthétique de la cruauté qui prévaudra à la fin du xiiie s. On y assiste à des scènes comme le cruel jeu du décapité, déjà présent dans la première Continuation (un héros s’y voit contraint de tendre sa nuque à la hache du bourreau) ; les flagellations y sont nombreuses ; le roi païen Gurgarant fait dévorer la chair de son propre fils à ses chevaliers avant de se convertir, et Perlesvaus-Perceval lui-même, qui est un véritable moine-chevalier, se venge d’un ennemi en le noyant dans le sang de ses hommes. Toute l’œuvre exprime un manichéisme sommaire grâce auquel les barons d’Arthur, quels qu’ils soient, deviennent des figures exemplaires, même Gauvain, pourtant peu ménagé par Chrétien de Troyes. Lancelot est exalté comme les autres, malgré ses amours adultères. Après une confession au cours de laquelle il refuse de se repentir, il se sauve, Guenièvre étant morte, par le culte du souvenir. L’auteur du Perlesvaus n’a pas osé condamner un amour aussi prestigieux. L’auteur de la Queste sera plus sévère, qui fera dire à Lancelot par l’ermite que sa valeur ne lui vient pas de l’amour, mais de Dieu seul.

Entre 1210 et 1230, une équipe d’écrivains rédige, sur un canevas probablement élaboré par un architecte unique, un ensemble appelé le Lancelot-Graal. À l’origine, il faut peut-être supposer un Lancelot assez court, dont des versions abrégées de la partie centrale, appelée le Lancelot en prose, auraient gardé le souvenir. Le roman se compose d’une Estoire del Saint-Graal, récit des temps évangéliques, d’un Merlin qui fait suite à l’œuvre de Robert de Boron, du Lancelot en prose, de la Queste del Saint-Graal et de la Mort le Roi Artu. Les manuscrits adjoignent parfois au cycle un Livre d’Artus intermédiaire entre le Merlin et le Lancelot, et très postérieur, comme d’ailleurs certaines parties du Merlin et peut-être toute l’Estoire. L’ensemble manifeste une certaine unité, bien que le début du Lancelot, très courtois, contraste avec la Queste. Mais l’apologie de l’« amour arthurien », fondé sur la prouesse et volontiers illicite, ne dure qu’un temps, et, lorsque s’annonce l’avènement d’une chevalerie plus austère, l’adultère de Guenièvre est de plus en plus nettement condamné : il cause la perte de Galehaut, l’ami fidèle de son amant ; il a pour effet que Lancelot lui-même perd parfois le goût de la prouesse et verse à plusieurs reprises dans la folie. Lancelot cesse d’être le meilleur chevalier du monde ; il s’efface devant Perceval et surtout Galaad. Ce dernier est son propre fils, et il a été conçu par la demoiselle au Graal qui a magiquement revêtu l’apparence de Guenièvre pour que s’accomplissent les destins : naissance à la fois équivoque et providentielle, qui assure à Galaad la force de son père et la vertu de sa mère. Le Blanc Chevalier conquiert avec Perceval et Bohort, cousin de Lancelot, le Saint-Vaissel, que le trio emporte, au cours d’une navigation féerique, jusqu’à la cité de Sarras, dont Galaad convertit le peuple. C’est là qu’il connaîtra la grâce d’une mort mystique, au terme d’une existence sans péchés. La douceur des chevaliers « célestiels » contraste d’ailleurs avec la violence des élus dans le Perlesvaus. On a dit de la Queste qu’elle était d’inspiration cistercienne. Elle exprime en tout cas une idéologie monastique et cultive plus la parabole que le mystère : la plupart des aventures y revêtent un sens, souvent assez clair, qu’explique toujours après coup quelque « saint homme religieux ».