Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Góngora (Luis de Argote y de)

Poète espagnol (Cordoue 1561 - id. 1627).


Il fut le poète le plus doué dans l’histoire des lettres espagnoles. Il entreprit, en outre, une exploration transcendantale dans le domaine du langage en général : quels objets poétiques trouve-t-on, quels poèmes peut-on inventer quand une totale liberté d’esprit, qui va jusqu’au libertinage spirituel, s’astreint au scrupuleux respect des lois qu’elle s’est arbitrairement données ? La démarche de Góngora est une aventure bizarre qui ne cesse pas de fasciner.

Il naquit dans une famille où on lisait. À l’université de Salamanque, où il aurait dû faire son droit canon, sa plus profonde nature se révéla : ce joueur-né passa son temps dans les tripots et, transposant cette passion dans les lettres, il s’amusa à dénigrer, sous forme de pastiches et de parodies, toute la littérature contemporaine, dont l’esprit de sérieux lui semblait ridicule. Quand il revint à Cordoue, ce fut pour y jouir sans façon d’une prébende au chapitre de la cathédrale. Certes, il pétille d’esprit, mais il n’a jamais nourri la moindre préoccupation spirituelle. Encore moins s’intéresse-t-il aux idées : ce qu’il aime, ce sont les chevaux et les courses de taureaux. Quant aux sentiments, il en a sa part, comme tout un chacun, mais il n’en fait pas étalage ; il sait qu’ils ne lui feraient pas toujours honneur. Il a du monde, comme on dit. Il porte son masque à la main pour ne tromper personne, mais il ne faut pas l’attaquer : il est outrageusement vindicatif et mauvaise langue.

L’Église lui confie des missions à Grenade, à Madrid, à Cuenca, à Salamanque et à Valladolid. Sa frivolité se meut à l’aise dans les grandes capitales, auprès des courtisans... et des courtisanes. Pourtant, il nourrit spontanément une grande nostalgie pour son enfance ou pour un monde premier, auquel le renvoie sa plume. Qu’on n’imagine pas que ce monde est idéal ou idéaliste. L’enfant et le berger d’Arcadie s’adonnent aux péchés, en toute innocence. Góngora est un homme lucide.

Dès 1589, on publie de lui douze romances dans une Flor (anthologie) de différents auteurs. Il écrit des sonnets, une fable mythologique sur le mode burlesque, des odes que recueille Pedro de Espinosa dans ses Flores de poetas ilustres de 1605. Car il devient célèbre, bien qu’il ne se préoccupe jamais du sort des poèmes qu’il lit à des amis et que ceux-ci s’empressent de colporter. Veut-on des compositions religieuses ou bien des dithyrambes de puissants (les Sandoval, qui règnent après le roi) ? Il en écrit par jeu, pour exercer sa plume, s’aiguiser l’esprit, il en profite surtout pour vider sa querelle de toujours avec les « belles-lettres », singer les poètes bien en cour, les battre sur leur propre terrain, les bafouer, pousser jusqu’au ridicule leur emphase, dégonfler leur boursouflure, moquer leur préciosité et ruiner leur pédanterie. (Quelques siècles plus tard avec un génie très semblable, un Picasso, lui aussi Andalou, devait bousculer les « artistes » peintres ses contemporains sans plus d’égards.)

Cependant, ces divertissements allègres ne résolvent pas son vrai problème : y a-t-il un ordre proprement poétique du langage ? Dans sa maison des champs de Don Marcos à Cordoue, Góngora s’applique dans le secret à monter des poèmes pour voir ce qui en est, pour voir aussi ce que devient le langage quand on le viole et qu’on le disjoint dans une syntaxe « disloquée » à la manière latine. Dix ans après avoir commencé à les composer, il laisse filtrer et copier ses pièces « extrêmes ». Elles déclenchent un beau scandale dans la gent lettrée. Les poètes, même les meilleurs comme Quevedo, même éblouis comme Lope de Vega, ne le reconnaissent pas d’emblée ; et ils mettent leur cécité au compte de la confusion de l’auteur et de l’obscurité de son écriture. Sur ce terrain, ils sont battus : car jamais esprit ne fut plus exact et exigeant que celui de Góngora, jamais intention ne fut plus délibérée, jamais langue, dans le moindre détail, ne plus plus claire.

Góngora est maintenant, en 1617, prêtre ordonné ; il le fallait bien pour devenir chapelain d’honneur du roi Philippe IV. Mais il dilapide tout ce qu’il gagne. Il déverse alors sur un public admiratif une profusion de romances « morisques », grenadins, de captifs ou de soldats, des chansons religieuses, profanes, héroïques, funèbres, des odes pompeuses, des dizains burlesques ou sérieux, des sonnets italianisants, hermétiques ou en clair, louangeurs, malicieux ou ambigus. Il cultive avec une dilection manifeste l’épigramme, le romancillo pour guitaristes des rues (en pentasyllabes), des couplets de tonalité diverse, ou espiègles, ou grotesques ou libertins ; il pousse même la virtuosité jusqu’à composer des poèmes en petit nègre, volontairement dépourvus de sens. Ses letrillas dégingandées (mélange de vers longs et courts avec un refrain) font les délices des oisifs et des intrigants : elles sont méchantes ; contre Góngora bretteur, aucune parade n’est possible.

Le duc de Lerma, favori de Philippe III, tombe en disgrâce. C’était son protecteur : Góngora retourne à Cordoue. À cette distance, sous le nouveau règne, ses grâces n’amusent pas tant, ses traits s’émoussent, sa malice est moins redoutable. Il meurt à soixante-six ans.

L’année même de sa mort, un diligent admirateur, Juan López de Vicuña, publie Obras en verso del Homero español.

L’Inquisition condamne l’ouvrage. Un deuxième recueil paraît en 1633 avec les commentaires, très pertinents et bien nécessaires, de José García de Salcedo Coronel. Mais c’est seulement en 1921 que Foulché-Delbosc retrouve et publie le chansonnier dit « d’Antonio Chacón », que Góngora avait revu et dédié au comte-duc d’Olivares, le favori de Philippe IV.

Ses 23 000 vers, au total, répartis dans 420 compositions datées, constituent le corpus poétique le plus ésotérique des lettres espagnoles, l’un des plus étranges de la littérature mondiale. Sa cohérence est évidente ; mais où la situer quand le poète lui-même, dans son joyeux persiflage, fait la nique aux rhétoriciens, déclare son indifférence pour le style, manifeste son mépris pour les idées, implique son dédain pour tout sentiment, recule devant l’étalage de toute sensibilité ? Que reste-t-il pour son mérite, si ce n’est l’existence de beaux objets, nommés poèmes, faits avec des mots scrupuleusement ordonnés au sein de leur propre univers ?