Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

aménagement du territoire (suite)

Les effets de la révolution des transports et de la révolution industrielle sur les mécanismes de l’aménagement de l’espace

Les conditions qui prévalent depuis la révolution des transports et depuis la révolution industrielle sont différentes. Les sociétés ont compris la fécondité du changement, le réclament, le désirent, l’expérimentent. Elles se trouvent confrontées avec des problèmes sans cesse renouvelés : il leur est difficile de prévoir toutes les conséquences directes et indirectes des décisions d’affectation du sol. Il ne suffit plus de se référer aux modèles traditionnels : dans chaque cas, il convient de se livrer à un examen complet de la situation si l’on veut parvenir à une vision claire des effets en retour.

Les progrès des communications facilitent l’acheminement à longue distance des produits que l’on tire de la terre : le support écologique des groupes humains cesse d’être proche. Il peut être constitué par des terres disjointes, et que jamais on ne visite : n’est-ce pas le cas pour les citadins du monde actuel ? Le sens des solidarités entre l’homme et le milieu se trouble. L’homme moderne n’est pas habitué à tenir compte de la nature, dont il apprécie mal les subtilités : il est tout étonné lorsqu il doit composer avec elle ; bien souvent, il lui impose des charges qu’elle ne peut supporter et la détruit sans le désirer. Dans les régions productrices, les problèmes écologiques restent directement perceptibles, mais il est souvent impossible de les résoudre : cela nécessiterait des banquettes pour lutter contre l’érosion, l’emploi d’engrais pour éviter l’appauvrissement de la terre, le ralentissement du cycle de rotation des cultures ; mais les prix, qui dépendent des marchés lointains, sont trop bas pour que l’on puisse réagir. La sauvegarde des équilibres écologiques n’est plus du ressort des communautés locales : elle ne peut être assurée que par des mesures générales, qui contraignent les clients lointains à payer les équipements qui maintiendront à terme leurs approvisionnements.

L’accroissement de la mobilité des biens, l’allongement des déplacements humains vont dans le même sens : les combinaisons productives embrassent de si vastes étendues que les communautés locales sont incapables de les comprendre ; leur nouveauté est telle qu’on ne peut s’appuyer sur aucun précédent pour juger de leur nocivité, de leur efficacité et de leur stabilité. Ainsi on se trouve confronté avec une série de questions qu’ignoraient les sociétés traditionnelles. Le progrès prive d’une part des moyens par lesquels se trouvaient rétablies les situations les plus graves : on échappe aux famines et aux épidémies, qui effaçaient en une saison la poussée démographique de générations entières et rétablissaient les équilibres écologiques compromis. Les établissements humains croissent sans craindre la pénurie, si bien qu’il se crée des entassements inimaginables il y a un siècle.

Dans les sociétés préindustrielles, la plus grande partie de la population vivait à la terre et du travail de la terre ; la liberté de localisation était fort limitée : le semis primaire du peuplement était imposé par la nature. Les bourgs, les villes, les cités en dépendaient étroitement. De nos jours, l’agriculture occupe moins de monde : la répartition des hommes pose de nouveaux problèmes : elle résulte de forces de nature économique, sentimentale ou culturelle. Les déséquilibres régionaux apparaissent comme des maladies du corps social et demandent correction.

L’aménagement de l’espace est devenu une préoccupation essentielle de nos sociétés ; il demande des solutions toujours renouvelées à l’image d’un milieu qui appelle l’innovation ; il échappe aux communautés locales qui le menaient autrefois, et les solidarités plus larges que font naître les échanges plus lointains entraînent des déséquilibres qui sont devenus choquants. Les sociétés préindustrielles pouvaient se fier à un jeu d’automatismes simples pour établir un équilibre stable et pour créer un cadre harmonieux de vie. Les sociétés modernes n’ont longtemps disposé, pour ajuster les décisions multiples des agents économiques et géographiques, que des mécanismes du marché : en libérant les individus des vieux modèles de conduite et de comportement, celui-ci a joué un rôle essentiel dans le démarrage de la croissance. Mais il s’est vite révélé incapable de déboucher sur des solutions harmonieuses : il ne tient pas compte de tout, il néglige les coûts sociaux ou ceux qui se trouvent reportés trop loin dans le futur ; c’est, en définitive, de l’inefficacité des procédures libérales d’organisation de l’espace qu’est né le besoin de penser l’équilibre spatial, la nécessité de l’aménagement concerté.


La prise de conscience du besoin d’aménager

Elle s’est faite rapidement, mais n’a pas toujours abouti à une vision d’ensemble des problèmes. En Angleterre, au départ, ce sont les malformations du cadre de vie qui sont le plus durement ressenties : les grandes cités de l’ère victorienne sont condamnées, et l’aménagement de l’espace prend d’abord la forme d’une croisade pour l’assainissement du tissu urbain et pour la création de villes nouvelles aux fonctions harmonieuses. Aux États-Unis, à la même époque, on voit la frontière se refermer, et le gaspillage effréné auquel on se livre depuis un siècle compromet l’Amérique future. Les États-Unis manquent d’une tradition de conservation. Celle qui avait existé à l’époque coloniale en Nouvelle-Angleterre, et qui marquait encore des auteurs comme George Perkins Marsh (Man and Nature, 1864), n’avait pas résisté à la tentation de la frontière : le problème écologique apparaît d’emblée aux Américains comme le plus important de ceux qui ont trait à l’aménagement.

Entre les deux guerres mondiales, la prise de conscience se fait plus générale et revêt des formes plus diverses. En Angleterre, la crise durable qui atteint les régions industrielles nées et équipées au xixe s. met au premier rang des préoccupations du pays le développement harmonieux de l’ensemble national. Aux États- Unis, les problèmes de conservation prennent à leur tour une dimension régionale ; le Sud et la région des Prairies se trouvent menacés, secoués et partiellement ruinés par les effets d’une agriculture trop brutale. On essaie de refaire de la vallée du Tennessee une terre de prospérité ; on est ému par la catastrophe qui frappe le « dust bowl » (région dénudée) de l’Oklahoma.

En France, les géographes insistent moins sur l’harmonie et la complémentarité des provinces. Ils déplorent le dépeuplement d’une bonne partie des zones rurales. Dans un pays à la démographie avare, l’exode des jeunes vers les grandes agglomérations apparaît comme une folie : on parle de Paris et du désert français.