Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

aménagement du territoire (suite)

L’aménagement de l’espace dans les sociétés traditionnelles

Comment se peut-il que ce qui se faisait autrefois spontanément soit si difficile de nos jours ? La question n’est pas vaine : on doit nécessairement y répondre si on veut comprendre la nature profonde des politiques contemporaines d’aménagement.

Les activités humaines ont un support spatial : c’est de la terre qu’on tire l’alimentation, et la superficie que l’on doit ainsi mobiliser pour nourrir chaque individu est notable, même lorsqu’on sait éviter l’épuisement du sol. En dehors des champs, il faut des logis pour habiter, des ateliers, des bureaux et des usines pour travailler, des parcs et des terrains de jeux pour se détendre et se reposer. Les déplacements se font sur des pistes, des chemins, des routes. L’utilisation que l’homme fait du sol suppose des aménagements qui en fixent l’emploi et l’affectent définitivement à la satisfaction de l’un ou de l’autre des besoins de la collectivité.

L’étendue, qui sert de support aux diverses activités, fait naître dans tout groupe humain des tensions centrifuges : elle se différencie dans la mesure où elle nécessite des équipements particuliers. Mais les sociétés luttent contre la dispersion qui naît des consommations d’étendue : à trop se diluer, elles perdraient leur raison d’être. L’aménagement de l’espace, à ce niveau, cherche à régler l’ordonnance des distances de manière à traduire autant que possible dans le plan le système complexe des liaisons sociales et à maintenir entre l’individu, le groupe et le milieu un certain équilibre.

Tout aménagement est donc le résultat de décisions complexes. Toutes ne sont pas de même nature. Certaines ont un aspect structurant. Ainsi en va-t-il de celles qui règlent l’affectation du sol à telle ou telle utilisation : le tracé des voies de circulation, la délimitation des périmètres habitables ou des zones à cultiver sont de ce type. À une autre échelle se situent les décisions d’adaptation à la structure qui existe déjà : on fréquente plus assidûment les parents, les amis, les établissements que l’on trouve à proximité ; on renonce à des relations qui entraînent des déplacements trop longs.

La souplesse des comportements n’est pas illimitée, si bien qu’il doit exister une certaine harmonie entre la disposition des équipements structurants et les besoins et les goûts de ceux qui les utilisent.

Les sociétés traditionnelles parviennent généralement assez bien à cet équilibre nécessaire. Comment peut-on expliquer ces résultats remarquables, alors que les problèmes ne sont pas clairement formulés, qu’ils n’angoissent pas la conscience collective ? C’est un point que la géographie humaine n’a pas suffisamment éclairé. Il est pourtant capital.

Lorsqu’on reproduit des configurations déjà éprouvées, on sait leurs défauts et leurs avantages. Aussi les décisions se situent-elles dans un contexte où l’avenir n’est pas inconnu : elles peuvent tenir compte des effets secondaires prévisibles. Elles laissent place au jeu de la rétroaction. La connaissance des conséquences possibles de telle ou telle mesure est suffisamment partagée pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en expliciter tout à fait les motifs. On agit rationnellement sans avoir besoin de mettre en forme la démarche adoptée.

Les sociétés traditionnelles n’ignorent pas le progrès technique. Elles innovent, elles évoluent. Elles ne sont malgré tout pas systématiquement tournées vers la transformation. Elles y opposent parfois une hostilité décidée et ne l’admettent que si elle est limitée et ne remet pas en cause les conventions reconnues. Dans de tels milieux, on ne bouleverse que lorsqu’on s’y trouve contraint, et, toutes les fois que la chose est possible, on trie parmi les nouveautés de manière à ne recevoir que celles qui sont les plus compatibles avec le système prédominant.

Ainsi, l’aménagement de l’espace est-il, dans les sociétés traditionnelles, le résultat de décisions qui s’intègrent dans des modèles déjà connus, ce qui explique à la fois son efficacité et son apparente spontanéité.

Dans la plupart des cas, les contraintes écologiques demeurent très directement perceptibles : si l’on exige trop des sols, un cycle d’érosion se déclenche, et l’on prend tout de suite conscience de la menace qu’il fait peser sur la vie future du groupe. Les cellules sociales gardent un support écologique local ou proche, ce qui limite la dimension de la plupart des concentrations humaines. La plus grande partie des décisions qui structurent l’espace échappe au pouvoir central et se prend au niveau des communautés territoriales locales ou régionales. C’est peut-être là une des raisons pour lesquelles on a le sentiment que l’aménagement se fait en marge du pouvoir dans les sociétés rurales. Il n’y a guère que pour quelques biens que les échanges se font alors à longue distance. Les États se sentent parfois responsables de l’entretien des routes qui permettent les relations de ce genre, comme des conditions dans lesquelles les transactions sont effectuées. Mais cela ne va généralement pas bien loin : les moyens dont disposent les autorités centrales sont souvent modestes.

Il y a cependant des cas où l’aménagement de l’espace requiert l’« action du Prince » : ainsi lorsqu’il faut mettre sur pied un programme général de lutte contre l’érosion des sols ou lorsqu’il faut régulariser des eaux ou les répartir entre des terres assoiffées. Ce que décide une communauté installée à la partie haute d’un bassin retentit sur tout ce qui vit à l’aval. L’organisation de l’ensemble ne peut relever que d’une autorité centrale : selon Karl A. Wittfogel (le Despotisme oriental. Étude comparative du pouvoir ; trad. fr., 1964), le modèle asiatique et le despotisme oriental ne sont que les corollaires de la mise en place de systèmes de contrôle des eaux dans des pays où la prospérité naît nécessairement de l’irrigation et de la lutte contre les irrégularités de toutes sortes.