Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

générative (grammaire) (suite)

Qu’est-ce qu’une grammaire ?

F. Bacon proposait une conception pyramidale de l’activité scientifique : à partir de la réalité physique, le savant s’élève, par des degrés d’une ascension mesurée, à des « axiomes de moindre généralité », puis à des « axiomes de généralité moyenne » et enfin aux « axiomes les plus généraux ». Cette métaphore baconienne de la pyramide s’applique parfaitement à la perspective de la linguistique descriptive américaine ; toute théorie linguistique se devra d’opérer à plusieurs « niveaux », dans lesquels apparaissent différents types d’éléments, de règles et de rapports : les niveaux phonologique, syntaxique, morphologique et sémantique, le premier niveau étant privilégié parce qu’il est le plus proche de la réalité, le plus « objectif ».

Chomsky va s’opposer à cette hiérarchie de « niveaux » et imposer une vision unifiante. Pour lui, l’histoire de l’activité scientifique peut être interprétée comme le lieu de production de modèles théoriques de plus en plus puissants. Ainsi, il pense que la linguistique traditionnelle et la linguistique structurale ont accumulé suffisamment de matériaux pour qu’il soit possible de dépasser le stade classificatoire et élaborer des modèles explicites hypothétiques des langues et du langage ; le moment est donc venu de donner à la théorie linguistique la forme d’une grammaire générative. En effet, le fait essentiel dont une théorie linguistique aura à s’occuper concerne l’aspect créateur du langage : tout sujet adulte, parlant une langue donnée, est, à tout moment, capable d’émettre spontanément ou de percevoir et de comprendre un nombre indéfini de phrases que, pour la plupart, il n’a jamais prononcées, ni entendues auparavant. Tout sujet parlant possède donc certaines aptitudes spéciales que l’on appellera sa compétence linguistique.

À partir de là, trois questions essentielles se posent.

• Quelle est la nature exacte de ces aptitudes ?
Répondre à cette question, c’est construire un modèle de la compétence. Ce modèle n’est rien d’autre qu’une grammaire de la langue que les sujets parlent ; cette grammaire inclut à la fois les systèmes phonologique, syntaxique et sémantique, chacun de ces systèmes constituant un moment nécessaire de la théorie linguistique générale. Cependant, N. Chomsky est amené à privilégier le système syntaxique au détriment des systèmes phonologique et sémantique : il reconnaît même une « antériorité logique » de l’étude syntaxique sur les études sémantiques et phonologiques. Or, la grammaire générative se déploie à partir d’une critique de la théorie des niveaux, chère à la linguistique descriptive ; on peut se demander si elle ne s’empresse pas de redécouvrir de tels niveaux ?

• Comment les sujets parlants utilisent-ils ces aptitudes ?
Répondre à cette question, c’est construire un modèle de la performance des sujets parlants, c’est-à-dire un modèle qui rendra compte de l’utilisation par les sujets de leur compétence linguistique dans des actes de parole. À ce niveau, on distinguera un modèle de l’émission et un modèle de la réception.

• Ces aptitudes ont-elles été acquises ?
Répondre à cette dernière question, c’est construire une théorie de l’apprentissage du langage. L’élaboration d’une telle théorie suppose que des modèles assez puissants de la compétence et de la performance ont été élaborés.


Compétence et performance

Cette distinction compétence-performance est très proche de la distinction saussurienne entre langue et parole. Il importe de noter que N. Chomsky introduit cette distinction lorsqu’il s’efforce de définir la nature scientifique de la grammaire. F. de Saussure*, lui, proposait la distinction langue-parole afin de définir l’objet de la linguistique : la langue constitue un tout par elle-même et apparaît comme un principe d’ordre et de classification.

La compétence (la langue) représente le savoir implicite des sujets parlants, « le système grammatical existant virtuellement dans chaque cerveau » ; la performance (la parole) représente l’actualisation de ce système dans une multitude d’actes concrets, chaque fois différents.

Cependant, la performance n’est pour Saussure qu’un reflet indirect de la compétence des sujets, car les « actes de paroles » varient en fonction d’un grand nombre de facteurs, tels que la mémoire, l’attention, le degré d’intérêt porté au discours, le besoin d’expressivité, l’émotivité, etc. S’il est vrai que c’est la performance qui fournit les données d’observation permettant d’étudier la compétence, il reste que, si nous voulons approfondir notre connaissance du mécanisme du langage, il faut formuler des hypothèses qui représentent nécessairement une certaine abstraction par rapport aux données immédiates de la performance. Ainsi, une connaissance suffisante du système de la compétence est nécessaire pour aborder l’étude du modèle de performance.

Cependant, il faut préciser les limites d’une telle comparaison, car, lorsque F. de Saussure déclare que la langue existe virtuellement dans chaque cerveau à la manière d’un système grammatical, cette affirmation constitue une hypothèse psychologique se référant directement à une psychologie de localisations, telle que Broca l’a développée en situant la faculté de la parole articulée dans la troisième circonvolution frontale gauche. N. Chomsky ignore une telle référence, et ses hypothèses sont « mathématiques » et « théoriques » avant d’être psychologiques. F. de Saussure n’accorde qu’avec réticence le statut de « linguistique » à la parole. N. Chomsky, lui, institue des rapports étroits entre compétence (structure profonde et structure de surface) et performance. Enfin et surtout, pour F. de Saussure, la langue est essentiellement un inventaire, une taxinomie d’éléments. Ainsi, la grammaire semble devoir se réduire à une classification d’éléments minimaux (correspondant aux morphèmes des structuralistes), de classes paradigmatiques et peut-être de types de syntagmes. L’aspect créateur est localisé dans la parole individuelle. Ainsi, chez F. de Saussure, en toute rigueur, il n’y a pas de place pour une syntaxe, pour une théorie des principes de formation des phrases. Chez N. Chomsky, c’est au contraire la syntaxe qui devient la composante centrale de la grammaire, et les inventaires d’éléments ne sont plus qu’un sous-produit du système de règles. L’essentiel est donc, pour lui, de rendre compte de la créativité du sujet parlant, de sa capacité à émettre et à comprendre des phrases inédites. Il formule des hypothèses sur la nature et le fonctionnement du langage : ce dernier, spécifique à l’espèce humaine, repose sur l’existence de structures universelles innées (comme la relation sujet-prédicat), qui rendent possible l’acquisition (l’apprentissage) par l’enfant des systèmes particuliers que sont les langues ; l’environnement linguistique active ces structures inhérentes à l’espèce, qui sous-tendent le fonctionnement du langage. Dans cette perspective, la grammaire est un mécanisme fini qui permet de générer (d’engendrer) l’ensemble infini des phrases grammaticales (bien formées, correctes) d’une langue, et elles seules. Formée de règles définissant les suites de mots ou de sons qui sont permises, cette grammaire constitue le savoir linguistique des sujets parlant une langue (leur compétence linguistique) ; l’utilisation particulière que chaque locuteur fait de la langue dans une situation particulière de communication relève de la performance.