Gadda (Carlo Emilio) (suite)
L’itinéraire biographique de Gadda comporte ainsi quatre grandes étapes. Jusqu’aux années 30, Gadda réside à Milan ; son inspiration est liée à la satire tendre-féroce des mythes de la bourgeoisie lombarde et à l’amour-haine qu’il porte à sa mère, sentiment qui est à l’origine de La Cognizione del dolore, où il transpose les paysages et les souvenirs de son enfance dans une fabuleuse Amérique du Sud ; il fait ses débuts littéraires en 1926 dans la revue d’avant-garde Solaria, où la prose poétique était à l’honneur, et publie dans la collection qui double la revue ses premiers recueils de récits et de souvenirs : La Madonna dei filosofi (1931), Il Castello di Udine (1934). C’est également dans Solaria que paraissent les premiers récits qui composeront les Novelle del Ducato in fiamme (1953 ; le « duché » en question n’est autre que l’empire du duce Mussolini), et, bien que rédigés plus tard, c’est à cette époque qu’appartiennent thématiquement les « dessins milanais » de L’Adalgisa (1944 ; repris en 1955 dans I Sogni e la folgore). Devant la montée et le raidissement dictatorial du fascisme, Gadda tente d’abord de s’isoler dans sa profession d’ingénieur, puis se résigne à l’exercer à l’étranger : en Argentine, en France, en Allemagne et en Belgique. Malgré son amertume d’exilé, ces voyages lui inspirent de brillantes pages de journal annonçant la virtuosité stylistique de sa maturité : Le Meraviglie d’Italia (1939), Glianni (1943). Pendant la guerre, il choisit pour nouveau séjour d’exil la ville de Florence, où de nombreux écrivains venus de toute l’Italie (parmi lesquels figurent E. Montale et C. Pavese) et groupés autour de la revue Letteratura animent un mouvement de « résistance » intellectuelle. Gadda commence alors à rassembler les maximes et les apologues violemment polémiques de Il Primo Libro delle favole (1952), et met en chantier Eros e Priapo, da furore a cenere (1967), essai d’interprétation psychanalytique, sur le mode de la farce, de la tragi-comédie mussolinienne. Au lendemain de la guerre, enfin, Gadda s’installe définitivement à Rome, où il se consacre exclusivement à son œuvre. Activité qui s’exerce dans deux directions : d’une part, la mise au point et en quelque sorte la récupération stylistique de textes antérieurs (parmi lesquels il faut au moins ajouter à ceux qui sont déjà cités ici : I Viaggi la morte, 1958 ; Verso la Certosa, 1962 ; les nouvelles d’Accoppiamenti giudiziosi, 1963 ; I Luigi di Francia, 1964 ; ainsi que le divertissement critico-théâtral : Il Guerriero, l’amazzone, lo spirito della poesia nel verso immortale del Foscolo, 1967) ; d’autre part, la rédaction du Pasticciaccio. C’est précisément d’avoir été entrepris si tard que le Pasticciaccio tient dans l’œuvre de Gadda une place exceptionnelle. Pour la première fois, Gadda s’affranchit de tout autobiographisme pour atteindre à la représentation parodique de la société italienne contemporaine. Affranchissement dont témoigne le choix, pour décor du roman, d’un paysage urbain — Rome — sans rapport aucun avec l’enfance et l’adolescence de Gadda. Entre-temps, d’autre part, la chute du fascisme a fonctionné comme la levée d’une censure — contemporaine de Eros e Priapo —, et la « fureur civile » de Gadda peut se donner libre cours. « Représentation » certes éminemment gaddienne, à savoir moins embarrassée de mimétisme que d’expressivité, et où le maniérisme exacerbé de l’écriture est le corollaire d’une extrême « gourmandise » du réel. L’intrigue policière du Pasticciaccio enfin porte à son comble la vieille prédilection de Gadda pour toutes les formes du suspense. N’était que la parodie gaddienne s’exerce tout aussi bien contre le genre policier lui-même, qui lui sert de support narratif. Aux dernières pages, les assassins présumés courent toujours, et le roman aurait-il mille pages de plus qu’il en serait de même. Il n’est d’autres rebondissements dans toute l’œuvre de Gadda que ceux d’une écriture en perpétuelle éruption.
J.-M. G.
A. Guglielmi, « Carlo Emilio Gadda » in Letteratura italiana, I contemporanei, t. II (Milan, 1963). / G. C. Roscioni, La Disarmonia prestabilita. Studio su Gadda (Turin, 1970). / A. Seroni, Carlo Emilio Gadda (Florence, 1970).