Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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France (suite)

Cette évolution dans l’éloignement des thèses classiques est remarquable dans le devenir romantique de la forme classique par excellence, le théâtre. Alors qu’au théâtre classique c’est la vérité qui tue, parce qu’il y a croyance en la communicabilité, en la compréhension mutuelle, chez Marivaux déjà, mais encore plus nettement chez Musset (et, pour le roman, chez Stendhal), les personnages sont enfermés en eux-mêmes dans des mondes résolument différents et qui n’interfèrent que trop rarement. C’est le malentendu qui devient source du drame : la plupart des personnages romantiques ne parlent plus la même langue, ils ne sont pas tous de la même « race d’être », du même monde. Cela se retrouve au xxe s. chez Montherlant, chez Giraudoux et chez Sartre. Le divorce est consommé entre le langage et l’âme. De nos jours, qui croit encore à cette vaste erreur de la communication des consciences ? La parole théâtrale absurde se contente de véhiculer des lieux communs, se perd dans le vide de l’in-individualité : on n’écoute plus l’autre, on suit indéfiniment le ressassement de sa propre pensée. Cette découverte de l’individualité incommunicable est l’apport spécifique du romantisme à la littérature française ; il trouve son point d’aboutissement dans le renversement qu’opère la pensée contemporaine de l’absurde. Du « cri » — « Je suis une force qui va » — à la désintégration-récupération dans la masse sociale, le romantisme, malgré des conflits de tendance, des crises, des variations, a connu toutes les voix de l’individualité : il a été romantique jusqu’au bout.

Mais le théâtre n’a pas été la forme littéraire privilégiée du romantisme. Sans doute, pendant toute la période romantique, la poésie a-t-elle été à l’honneur : Baudelaire, qui intériorise l’épanchement de ses maîtres et le rend plus grave, annonce, par sa conception de la beauté comme absolu mystique doublé d’un relativisme historique, toutes les aventures esthétiques de l’art moderne. Avec lui, mais déjà auparavant avec ceux qu’il est convenu d’appeler les petits romantiques et plus tard avec Rimbaud, la poésie envahit la prose, et la prose s’annexe la poésie. Mais, dans leur refus de ce monde vulgaire et inculte qu’est devenu à leurs yeux le public, les nouveaux poètes tendent à ménager à la « haute littérature », initiatique et poétique, une place à part dans les lettres françaises, et bientôt ce « domaine réservé » s’attire la défaveur hautaine, voire hostile, du public, qui lui préfère le roman. Le roman, voilà bien l’œuvre maîtresse du romantisme.

Les remarques essentielles à faire pour comprendre cette prééminence de fait du roman dans la littérature française de la Révolution à nos jours — la poésie a toujours conservé un renom de prestige — sont de deux ordres : le comment et le pourquoi. En gros, on peut dire que l’évolution du roman s’est faite de Balzac, qui crée un monde, à Proust, qui creuse la conscience d’un monde, par la médiation capitale de Flaubert, qui donne au roman ses « règles », qui unifie dans un style l’être et les choses, qui utilise la matière traditionnelle, héritée du Moyen Âge, pour faire le portrait de son temps, tournant décisif dans la réflexion de la littérature sur elle-même. Après la Première Guerre mondiale, Gide, par l’importance de ses soucis techniques, engage la littérature romanesque dans la voie d’un intellectualisme réflexif qui en corrompra jusqu’au sens. C’est que quelque chose a cessé, qui avait permis cet essor fabuleux du roman pendant le xixe s.

Pourquoi le roman ? Parce que, après Rousseau, un nouveau type de relation s’instaure entre créateurs et consommateurs, relation qui est le trait distinctif du romantisme, par-delà ses vicissitudes. Si le grand écrivain n’est plus, pour reprendre le mot de Chateaubriand, « celui qui n’imite personne, mais celui que personne n’imite », parce qu’il se dit lui-même et que chacun est unique, alors, conséquence qui surprit Chateaubriand, mais qui est loin d’être si paradoxale qu’elle le paraît, le grand écrivain dira bien plus que lui-même, incarnera les sentiments et les aspirations de toute son époque : les personnages des œuvres romantiques seront « imités » au-delà de l’imaginable, et toute la jeunesse qui lira René sera en proie au mal du siècle ; Hugo s’écrie : « Ah ! Insensé qui croit que je ne suis pas toi » — et une autre jeunesse se bat pour Hernani. L’écrivain ne cherche plus à toucher l’« esprit » du public — par rapport à la masse grandissante des consommateurs, les créateurs nouveaux ont le sentiment d’appartenir à une élite —, mais son « cœur ». À la rupture donc du lien auteur-lecteur correspond un resserrement du lien héros-lecteur : à l’union des esprits succède la communion des sentiments. Conscients de cette emprise nouvelle qu’ils ont sur le public, les écrivains romantiques voudront être plus que l’« écho » des sensibilités : de Chateaubriand à Gide en passant par Lamartine, Vigny, Hugo, Zola, Barrès et Péguy, ils auront l’ambition de faire servir leurs dons non seulement à résumer, mais encore à guider l’humanité ; c’est pourquoi il convient à leur propos de parler d’individualité et non d’individualisme, car ils ont cru, pour la plupart, pouvoir jouer, par la force de leur pensée et de leur verbe, un rôle moral ou/et politique positif. Ce besoin d’assimilation de l’écrivain, à travers son personnage, à l’« inconscient idéologique » de son époque est le pendant exact du désir d’assimilation ressenti par le lecteur à l’égard du produit culturel. Écrire, c’est aimer, et lire, c’est aimer — par procuration. Rapprochement dans la distance inévitable de l’écriture, voilà la grande leçon laissée par Rousseau à la littérature française.

Tel est le climat général. Il est gros de deux aspects, qui vont s’épanouir de 1850 à 1950. C’est d’abord un courant de « littérature engagée » : la prose convenant mieux que la poésie à l’expression des idées, de grands écrivains vont s’y adonner, et leurs œuvres vont paraître en feuilletons dans les journaux. Le public ayant réagi favorablement à cette innovation technique, une foule de mauvais romans envahit la littérature française : c’est le second courant. L’engouement du public ne se ralentissant pas, on peut considérer cette « mauvaise littérature » comme la plus typique du fait littéraire français de ce dernier siècle (toutes les grandes œuvres ne se ressemblent-elles pas, dont l’impact ne connaît pas de frontières ?), la plus représentative d’un certain esprit littéraire, d’un certain public : ce que Dostoïevski connaissait de la France littéraire contemporaine, c’était Paul de Kock (1793-1871) ! Une telle littérature ne cherche qu’à flatter les goûts du public par l’étalage d’un psychologisme où la mesquinerie de la réalité quotidienne transcrite telle quelle sert d’exutoire au désir du public de se retrouver dans des héros auxquels il peut facilement s’assimiler. En ce sens, il ne paraît pas exagéré de comparer cette littérature au drame du xviiie s. ; le triomphe du genre romanesque est le triomphe de la littérature de « genre », c’est-à-dire la défaite de la littérature. Dès lors, on comprend le besoin qu’éprouvèrent certains écrivains, après le bouleversement de la Première Guerre mondiale, de reconsidérer ces données. La conscience de l’impossibilité d’écrire « la marquise sortit à cinq heures » marque la « corruption » — et les débuts d’une rénovation — du roman.