Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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France (suite)

C’est lorsqu’il entreprend de parler avec vérité de lui que Rousseau découvre l’insuffisance de la littérature traditionnelle : « Il faudrait, dit-il, pour ce que j’ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet. » C’est que parler avec vérité de soi, pour Rousseau, cela ne veut pas dire faire le récit ou le portrait de sa vie, mais bien entrer en contact immédiat avec lui-même et révéler cet immédiat. Or, la vérité de l’origine ne se confond pas avec la vérité des faits ; elle est précisément ce qui ne saurait trouver de garantie dans la conformité avec la réalité extérieure. Cette sorte de vrai est donc toujours à dire et pourtant jamais faussement dite, car, ainsi que le fait remarquer Maurice Blanchot, « elle est plus réelle dans l’irréel que dans l’apparence d’exactitude où elle se fige en perdant sa clarté propre ». « Rousseau, ajoute-t-il, découvre la légitimité d’un art sans ressemblance ; il reconnaît la vérité de la littérature, qui est dans son erreur même, et son pouvoir, qui n’est pas de représenter, mais de rendre présent par la force de l’absence créatrice. » Avec Rousseau, la littérature française sort du domaine de la vérité pour entrer dans celui de l’authenticité. Et, comme le remarque Jean Starobinski, « la parole authentique est une parole qui ne s’astreint plus à imiter une donnée préexistante : elle est libre de se déformer et d’inventer, à condition de rester fidèle à sa propre loi. Or, cette loi intérieure échappe à tout contrôle et à toute discussion ». Dès lors, comment pourrait-il y avoir encore union entre le lecteur et l’auteur, sinon sous la forme d’une communion ? Avec Rousseau, l’acte d’écrire change de sens, s’intériorise, devient autonome, indépendant de l’accord du public. Le livre réalise les rêves de la vie, devient le confident unique de l’écrivain, radicalement coupé, quant à son projet initial, de tout regard extérieur. Pourtant, l’influence de Rousseau sur l’évolution de la littérature française fut considérable, puisqu’il mit à l’honneur ce frémissement de la sensibilité qu’allaient orchestrer les romantiques. Plus profondément, Rousseau inaugure un nouveau genre d’écrivain, acharné à écrire contre l’écriture, puis s’enfonçant dans la littérature par espoir d’en sortir, enfin ne cessant plus d’écrire parce que n’ayant plus la possibilité de rien communiquer. Un malaise qui dure jusqu’aujourd’hui s’installe ainsi dans la littérature française. Il aura fallu ce Suisse, ce protestant, cet homme des montagnes, ce promeneur errant enfin pour dégager la littérature française des conventions anciennes et l’aider à prendre conscience d’elle-même comme pouvoir incessant de mobilisation de l’être.


Les voies du romantisme

Forts de la brèche ouverte par Rousseau en faveur de la poésie des sentiments, les hommes du xixe s., réagissant contre l’impersonnalité classique, vont se faire les champions de l’individualité. L’esthétique romantique substitue au social l’existentiel, à la doctrine du « point de perfection » celle du « mélange des genres », marque de l’authenticité vécue. Cette idée de l’originalité individuelle et de sa richesse anime tout le xixe s. et toute la première moitié du xxe : la génération existentialiste de l’après-guerre 1939-1945 ne rejoint-elle pas — ne renouvelle-t-elle pas la nausée, descendante lointaine du mal du siècle — la première génération romantique, celle qui suivit la Révolution ? Si l’on prend pour fil conducteur cette « nouveauté » anticlassique par excellence « mise à la mode » par Rousseau et par Diderot — l’être, la conscience —, alors le romantisme est non plus seulement un « siècle », mais bien tout un courant qui s’étend de la seconde moitié du xviiie s. jusqu’à nos jours, dominant le classicisme moribond, mais toujours prestigieux.

Si l’on examine, en fonction de cette constante romantique qu’est l’attachement à l’individualité, la période complexe et touffue qui va en gros de 1760-1765 à 1960-1965, on peut apercevoir quatre grands mouvements. Un premier mouvement, dit « des grands romantiques », redécouvre la poésie en employant le langage des sentiments et de l’imagination ; une nouvelle voie s’ouvre alors, et la poésie, détachée de la « belle histoire », devient, pour reprendre le mot de Hugo, « ce qu’il y a d’intime en tout ». Un deuxième mouvement, que l’on peut dire objectiviste, parce qu’il réagit contre les débordements intérieurs, intègre et généralise le drame individuel au malheur de l’humanité ; c’est l’époque du regard clinique naturaliste, qui n’exclut pas un certain lyrisme, même s’il est moins subjectif. Face à cette volonté scientiste et totalisante, il se produit au début du xxe s. une réaction irrationaliste, appelée par les exigences d’une mystique nationaliste ; le lyrisme éclate de nouveau dans ce troisième mouvement, dit « du regain ». Un quatrième aspect du romantisme a dominé la littérature française depuis la Première Guerre mondiale. Ce courant, qui, de Proust au « nouveau roman », a approfondi, jusqu’à les renverser, les données existentielles de la thématique de l’altérité héritées du xixe s., se caractérise surtout par l’envahissement de la conscience créatrice par les problèmes de technique littéraire. L’« ère du roman roi » a été aussi l’« ère du soupçon », le moment de la réflexion critique sur la littérature. Le roman moderne, aujourd’hui plongé dans l’impasse, est en effet une « invention » du xixe s., tout comme la notion d’« expérience », aujourd’hui reconsidérée sous l’angle de l’« être en société », qui en est le thème central. La littérature de l’absurde, née sur ces décombres, met en œuvre une technique du morcellement dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle reflète assez exactement la situation actuelle du courant romantique en France. Toute technique étant grosse d’une métaphysique implicite, comme le fait remarquer Sartre, la métaphysique de l’absurde est une métaphysique de la non-intimité avec soi-même, de l’inanité généralisée, dernier cri du fameux mal du siècle romantique.