Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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folie (suite)

Plus d’un siècle plus tard, la même idée restera centrale dans la psychiatrie contemporaine, voire dans une certaine psychanalyse (« la partie saine du moi »). On le voit, la réduction progressive du territoire de la folie continue à s’affiner : d’abord réduire à un contingent de fous, puis à quelque chose à l’intérieur même du fou, repérer et resserrer les frontières dans l’espoir qu’à la fin la folie se dissipe.

Cette partie saine ne peut qu’être en accord avec les normes morales et sociales. Aussi bien la valeur rédemptrice du travail vient-elle là au secours du projet médical : les passions ne peuvent que s’apaiser dans la rigueur méthodique du labeur. De plus, cette normalité sociale et morale va se présenter comme naturalité. Pinel fait l’éloge de l’hôpital de Saragosse, dans lequel les aliénés sont soumis à un travail agricole, « sorte de contrepoids aux égarements de l’esprit par l’attrait et le charme qu’inspire la culture des champs, par l’instinct naturel qui porte l’homme à féconder la terre et à pourvoir ainsi aux besoins par les fruits de son industrie ».

Là aussi frappe la pérennité, dans la psychiatrie contemporaine, de ces idées incantatoires de la folie ; mises au goût du jour, argumentées de façon plus ou moins convaincantes et plus ou moins scientifiques, ce sont elles que l’on retrouve chez Hermann Simon comme dans la moderne « ergothérapie ». Mais, encore une fois, cette élaboration de la psychiatrie du xixe et du xxe s. nous retiendra seulement dans son aspect d’étape dans la tentative de maîtrise de la menace de la folie ; étape dans l’échec aussi, et qui prépare le renversement radical de la révolution freudienne.


La seconde mutation : la révolution freudienne

Que Freud ait pris l’hystérie comme point de départ de son investigation n’est pas un fait insignifiant du point de vue qui nous occupe. Jean Martin Charcot (1825-1893), dont il vient suivre l’enseignement à la Salpêtrière, donne à l’hystérie ses « lettres de noblesse » médicales. Jusque-là affection mineure, à peine digne de l’attention des grands aliénistes, voilà l’hystérie promue au rang de véritable maladie mentale, et avec elle, toute la suspicion de simulation qui pèse sur elle. On imagine volontiers que l’hystérique, de quelque manière, « le fait exprès », qu’elle (car c’est là essentiellement maladie de femme, croit-on) pourrait se raisonner avec de la volonté ou de la bonne volonté. Interroger l’hystérie, ce n’est plus tant interroger le grand fou ou la grande folie dans le fou, mais presque tout un chacun.

Puis suivent une série de renversements fondamentaux : Freud abandonne la suggestion hypnotique et considère les manifestations passionnelles, que l’on nommera par la suite le transfert, non pas comme des éléments indésirables, mais comme une élaboration actuelle des conflits. Et surtout quand, en 1897, il se trouve en butte à des difficultés tant dans les cures qu’il entreprend que dans l’élaboration de la théorie, il considère qu’il ne se heurte pas là à une difficulté propre à l’objet, la névrose, mais que son manque à comprendre est un manque à entendre sur lui-même : on ne méconnaît que ce dont on ne veut rien savoir. Et il entreprend son auto-analyse. On sait tout ce qui en découlera. Il n’est pas dans notre propos ici de détailler l’élaboration de la psychanalyse, mais de marquer l’essentielle mutation qu’elle apporte dans le regard sur la folie. Le territoire sombre de la déraison, cosmiquement présent au Moyen Âge, maîtrisé, restreint et délimité dans l’époque classique et dans la psychiatrie, reprend sa place en l’homme, en chaque homme : c’est l’inconscient. Remis à sa place dans le retournement du mouvement défensif qui l’avait projeté à l’extérieur, il révèle alors son contenu, objet de scandale : la sexualité et le désir de sa réalisation sous ses multiples formes. Les séparations défensives sont du même coup annulées : ainsi perversion et névrose. Si la pensée médicale acceptait, en effet, de considérer la névrose comme maladie, ce n’était qu’en la distinguant d’un reste moralement condamnable, le vice. Mais la psychanalyse vient établir que l’inconscient est la chose au monde la mieux partagée et que, si l’apparente « normalité », la névrose et la perversion peuvent être distinguées, ce n’est que dans l’avatar secondaire du destin des pulsions.

Le scandale soulevé par la découverte de Freud n’est pas encore éteint ; il n’est qu’à se référer aux dissidences qui ont émaillé le cours du mouvement psychanalytique, et notamment celles de Jung*, d’Adler*, de E. Fromm, de K. Horney.

Même parmi les « non-dissidents », la tentation est forte d’aplanir ce que la découverte freudienne a de plus inadmissible, à savoir la présence essentielle de la déraison en l’homme. Il est, en effet, possible de concevoir une orthogénie sexuelle, suite d’étapes et de conflits bien sûr, mais dont l’aboutissement légitime et rationnel est l’organisation sexuelle génitale, mise au service de la reproduction. Par ailleurs, le principe de réalité vient imposer au principe de plaisir, des détours, des attentes et des voies exclusives de la satisfaction, l’Eros devenant une force paisible et que l’on peut domestiquer. À cette vision apaisante de la conception psychanalytique, Freud répond, dans Malaise dans la civilisation : « L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de le martyriser et de le tuer. » À Einstein qui, devant la menace d’une Seconde Guerre mondiale, lui écrit pour lui dire son étonnement devant cette propension humaine à la destruction, à l’anéantissement des gains culturels et matériels, et lui demande ce qui peut être fait, il répondra qu’il y a à l’œuvre au fond de l’homme une force instinctive, destructrice, qui tend au retour à l’inorganique, l’instinct de mort. C’est là ce qu’on a appelé le pessimisme freudien et qui, au moment même où la découverte freudienne est menacée par sa propre expansion, vient sauvegarder ce qui fait peut-être son apport le plus important, à savoir sa reconnaissance de la folie. C’est aussi ce qui sera le plus difficilement accepté par les psychanalystes eux-mêmes. Dans ce retour, la folie retrouve ce qui, au Moyen Âge, se fondait avec elle pour constituer le versant démoniaque de l’univers, la mort.

La psychanalyse a ainsi ouvert une brèche, et les effets n’en sont certes pas encore épuisés, tout particulièrement dans les lieux traditionnels de la folie, les hôpitaux psychiatriques. L’un de ces effets les mieux repérables a été le mouvement dit de « psychothérapie institutionnelle », même si certains de ses promoteurs ne se réclament pas directement de la psychanalyse.