Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

Flaubert (Gustave) (suite)

« Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux... »

Après avoir « ressuscité » Carthage, Flaubert cherche un nouveau sujet. Il hésite entre les « deux bonshommes » qui deviendront quinze ans plus tard Bouvard et Pécuchet, un roman sur la décadence de l’Orient, Harel-Bey, peut-être aussi la Spirale, à laquelle il avait déjà songé en 1853, « ce roman métaphysique et à apparitions » (à Louise Colet, 31 mars 1853), où le héros oscille entre le rêve et la vie et où les crises nerveuses de Flaubert, ses hallucinations surtout, auraient joué un rôle fondamental. Finalement, Flaubert se décide pour un roman de mœurs contemporaines, dont il ne trouve le titre qu’au dernier moment : l’Éducation sentimentale. Flaubert s’était lié avec George Sand vers 1862 ; leur correspondance aide à connaître la genèse de l’Éducation sentimentale, d’autant plus qu’ils étaient en profond désaccord dans leurs points de vue sur la vie et sur l’art. Au romantisme un peu assagi, mais toujours agressif, de George Sand, à son but d’émouvoir le lecteur et de réformer la société, Flaubert oppose un credo tout différent : « Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel. » (À George Sand, 15-16 déc. 1866.) « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, inutile et tout-puissant. » (À Mlle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857.) Formules souvent mal interprétées, car Flaubert ne veut nullement dire que l’artiste doit être étranger au destin de ses héros, mais bien qu’il soit fidèle, dans sa représentation, à la vérité qu’il a reconnue. George Sand voit la vie « en rose », Balzac « en noir » ; Flaubert veut la voir comme elle est, d’où le caractère « scientifique » de son œuvre. Mais le but ultime n’est pas la vérité scientifique, car elle est incomplète. La représentation de la réalité par l’art doit aussi être belle, sinon elle n’est pas réellement vraie. Beauté et vérité sont des critères réciproques, mais la beauté l’emporte : « Guy [de Maupassant] m’a envoyé mon renseignement botanique : j’avais raison !... Je tiens mon renseignement du professeur de botanique du Jardin des plantes ; et j’avais raison parce que l’esthétique est le Vrai, et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas. » (À Caroline, 2 mai 1880.) Une phrase ne peut être belle que si elle est vraie, et ne peut être vraie si elle n’est belle. L’idéalisme de George Sand diffère autant de la doctrine de Flaubert que le réalisme de Champfleury et de Duranty.

L’Éducation sentimentale porte pour sous-titre : Histoire d’un jeune homme. Un jeune homme comme les autres, représentant la génération de Flaubert, car le besoin de vérité de Flaubert lui interdisait de choisir des héros différents de lui. Emma Bovary, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet auront tous le même âge que lui et vivront dans des lieux qu’il a connus. Dans l’Éducation, Flaubert a voulu établir le bilan de sa génération, faire une étude rétrospective de son échec évident en 1848. Comme son porte-parole du moment, Deslauriers, il préconise une politique fondée sur les lois de l’économie, une science politique, alors que ses contemporains rêvaient d’utopies ou laissaient la société aller à vau-l’eau. Que Flaubert ait été flatté d’être invité à Compiègne, ou de figurer parmi les intimes de la princesse Mathilde, importe peu. Il était parfaitement sensible aux erreurs du second Empire, autoritaire ou libéral, et ne voyait de solution que dans un gouvernement de « mandarins », nous dirions de technocrates. Cette foi un peu simpliste en la science, il la partage avec nombre de ses contemporains, Renan, Taine, par exemple. L’Éducation sentimentale est donc un roman « engagé », à sa manière, et Flaubert va jusqu’à penser, avec quelque naïveté, que, si on l’avait mieux lu, le drame de 1870 eût pu être évité.

L’Éducation sentimentale n’est pas seulement le bilan négatif d’une génération de « fruits secs » ; elle est aussi une réévaluation d’autres valeurs, et en particulier de l’amour. Les deux thèmes principaux du roman sont incarnés par les deux héros, Frédéric Moreau et Deslauriers : « Et ils résumèrent leur vie. Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. » Pour l’ambitieux, le coup d’État de 1851 marquait un point final évident ; pour l’amoureux, le problème est plus complexe. Les premiers scénarios, publiés par Marie-Jeanne Durry, révèlent l’origine biographique de l’intrigue : « Mme Sch[lésinger], M. Sch[lésinger], moi. » Mais le lecteur ne doit pas s’y tromper : il ne s’agit que du point de départ du roman. Flaubert commence toujours par utiliser les « documents Flaubert », avant de généraliser pour créer des types, et par se mettre à la place du héros. Dans les premiers scénarios du roman, Frédéric devient l’amant de Mme Moreau, premier nom de Mme Arnoux. Puis il juge « plus fort » de rendre leurs amours platoniques, parce que Frédéric est un raté et que son échec doit être aussi total que celui des autres personnages du roman, peut-être aussi parce qu’ainsi Frédéric pourra au moins garder de Mme Arnoux un souvenir vivifié par le désir, ce qui permet l’admirable avant-dernière scène du roman. Flaubert avait lui-même expérimenté cette méthode, auprès des filles par exemple, en Égypte : « J’ai résisté, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. » (À Louis Bouilhet, 13 mars 1850.) Frédéric atteint ainsi à une sorte de grandeur, limitée, grâce à la persistance de son désir pour Mme Arnoux. Le roman se termine d’ailleurs par l’évocation de la première aventure d’amour de Frédéric et de Deslauriers, une visite chez la Turque, la maison close de Nogent, qui débouche sur une fuite éperdue devant la réalisation du désir. Tout le roman est fondé sur cette dialectique du désir, d’abord vécue par Flaubert.