Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Flaubert (Gustave) (suite)

Les critiques et les lecteurs de Madame Bovary jugèrent cette œuvre si originale de manière très différente. Le pouvoir l’accusera d’immoralité, et Flaubert passera en jugement en 1857. Plus heureux que Baudelaire quelques mois plus tard, il sera acquitté, et bénéficiera d’un beau succès de scandale. Sainte-Beuve, suivi par bien des lecteurs, est surtout frappé par l’impitoyable analyse ; « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! », et l’on fera la caricature de Flaubert, un scalpel à la main, comme ses chirurgiens de père et de frère. Habitué aux grandes émotions romantiques ou à une littérature clairement moralisatrice, le public a été surpris par la retenue de l’auteur, en apparence absent de son œuvre, racontant froidement l’atroce destinée d’Emma. En apparence seulement, car Flaubert intervient constamment dans son roman, de façon subtile, mais efficace, par la manière dont il présente ses personnages. À mesure que l’intrigue se déroule, l’héroïne prend des proportions de plus en plus grandes, pour atteindre au sublime dans l’admirable scène de la mort. L’« aspiration » d’Emma vers l’amour, qui ne se démentit jamais, prit une forme mystique, et c’est au crucifix que lui offrit le prêtre qu’alla « le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné ». Nous sommes loin de l’adolescente ignorante et ridicule qui lisait Walter Scott au couvent. Inversement, Flaubert s’acharne contre les autres personnages du roman, comme le montrent, à la fin de l’œuvre, les scènes pénibles où Homais et le curé Bournisien font la paix autour d’un fromage, et Rodolphe et Charles devant un verre de bière. Jamais sa satire de la société bourgeoise ne sera aussi violente, aussi acre, que dans Madame Bovary. Là est peut-être la cause du succès si durable de ce roman : dans l’alliance de l’émotion et de la satire, de la tragédie d’une âme et de la farce bourgeoise.


« Dans mon roman carthaginois je veux faire quelque chose pourpre. »
(Goncourt, Journal, 17 mars 1861.)

Après la rupture avec Louise Colet et le succès de Madame Bovary, Flaubert décide de passer la moitié de l’année à Paris. Il loue un appartement faubourg du Temple, qu’il échangera après 1870 pour un autre rue Murillo. L’« ermite de Croisset » se civilise, s’achète un habit de soirée et des paires de gants, car il a la main petite et en est fier. Il sort souvent, chez la princesse Mathilde, le prince Jérôme, Jeanne de Tourbey ; il se rend aux dîners Magny, à partir de 1862, où il retrouve Sainte-Beuve, Taine, Renan, les Goncourt, le docteur Robin... Vie bourgeoise et mondaine qui contrebalance les soirées chez la « Présidente », Apollonie Sabatier, les virées avec les actrices, Béatrice Person et Suzanne Lagier, et, toujours, les filles. Saint Antoine se fait Paphnuce (Anatole France, Thaïs). Les séjours à Croisset sont eux-mêmes embellis par la présence de Juliet Herbert, la gouvernante anglaise de Caroline ; mais c’est là l’un des mystères de la vie de Flaubert.

Son roman contemporain terminé, Flaubert se tourne sans hésiter vers un sujet tout différent. Salammbô (1862) évoque Carthage au ive s. av. J.-C., au bord de la décadence qui mènera à sa ruine. Le sujet avait plu à Flaubert parce que cette époque mal connue de l’histoire de Carthage lui permettait de donner libre cours à son imagination créatrice, parce qu’il pouvait y utiliser sa connaissance directe de l’Orient « éternel » — et la Bible sera l’une des sources les plus importantes du roman —, surtout parce qu’il était fasciné par ce que l’on savait, ou croyait savoir, sur la religion de Carthage, fondée sur la divinisation des forces naturelles, et plus précisément du Soleil et de la Lune. Les vrais héros du roman sont les dieux, Moloch, le Soleil, et Tanit, la Lune, incarnés en Mâtho et Salammbô, en cette époque où « l’âme des Dieux, quelquefois, visitait le corps des hommes ». Les amours de Salammbô et de Mâtho sont situés par rapport au jour et à la nuit ; le roman s’ouvre au lever du Soleil et se termine sur la mort de Mâtho au moment où « le Soleil s’abaissait derrière les flots ; ses rayons arrivaient comme de longues flèches sur le cœur tout rouge [de Mâtho]. L’astre s’enfonçait dans la mer à mesure que les battements diminuaient ; à la dernière palpitation, il disparut. » Ce roman historique est donc aussi une enquête sur les religions de l’Antiquité ; surtout, « roman de la lumière », il est profondément lié aux « extases panthéistes » de Flaubert.

Un aspect de Salammbô a beaucoup scandalisé la critique, à commencer par Sainte-Beuve. Les scènes d’horreur prédominent dans le roman : crucifixion d’hommes et d’animaux, maladies épouvantables, carnages, et cette scène atroce où les Carthaginois jettent leurs petits enfants dans le ventre brûlant de Moloch, que Flaubert appelait plaisamment « la grillade des moutards ». C’est là l’expression du réel sadisme de Flaubert, Sainte-Beuve ne s’y est pas trompé. Il y a chez lui un goût profond pour la contemplation des souffrances humaines, liée, comme chez Sade, au désir d’épouvanter et de choquer. Certains critiques se sont efforcés de donner de Gustave Flaubert une image édulcorée, insistant sur sa tendresse pour sa mère, sur ses amitiés, sa gentillesse. Tout cela est vrai, mais il y a chez Flaubert aussi une cruauté innée, renforcée sans doute par ses réflexions amères sur la lamentable destinée humaine, et par la subordination chez lui de l’homme à l’artiste. Flaubert trouvait très vraie, non sans complaisance, cette phrase de sa mère : « Gustave, la rage des phrases t’a desséché le cœur. »

Flaubert avait d’abord pensé écrire Salammbô avec ses souvenirs d’Orient et de fortes lectures en bibliothèque. Au moment de la rédaction, en abordant la grande description de Carthage qui ouvre le livre, il s’est rendu compte que, s’il pouvait recréer les personnages du roman, il lui était impossible d’imaginer les paysages. Il reprit donc, pour la dernière fois de sa vie, le chemin de la Méditerranée, et passa trois mois en Algérie et en Tunisie. Ce besoin de voir avant de décrire est fondamental chez Flaubert. L’imagination ne peut s’exercer que sur du vu et du vécu. Tous ses romans seront situés dans des lieux qu’il connaît, à l’exception du voyage en Amérique de la première Éducation sentimentale, et Flaubert précise bien qu’il n’y est jamais allé : « Je ne sais que par le rêve... » Tantôt il choisit son sujet et se rend sur les lieux, comme pour Salammbô ou Bouvard et Pécuchet, tantôt il situe l’action dans des lieux déjà connus, comme pour Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Un cœur simple ou Hérodias. Jamais il ne décrira ce qu’il n’a pas vu de ses yeux, car il lui faut se souvenir, et, pour plus de sûreté, il utilise les nombreuses notes prises en route. Les notes de Flaubert, qui remplissent une vingtaine de carnets conservés à la bibliothèque historique de la Ville de Paris, sont d’une extrême importance pour l’étude de la création artistique de Flaubert.