Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

femme (suite)

Oppression et libération

La leçon de Freud, pas plus que celle d’Engels, dont nous parlerons plus loin, n’a été perdue pour toutes. Ni Kate Millett ni Germaine Greer n’ont oublié la castration des femmes dont Freud donne l’explication, pas plus qu’elles n’ont oublié la phrase d’Engels selon laquelle la femme, dans la famille, « représente le prolétariat ». Le livre de G. Greer s’appelle la Femme eunuque ; le destin de la femme y est explicitement décrit comme celui d’un castrat. Les formes d’oppression masculine y sont décrites sous leur aspect le plus idéologique et superstructurel : les stéréotypes masculins conditionnent le corps même de la femme ; tous les conditionnements — culturels, physiques et psychiques — sont présentés par l’homme comme naturels, de telle sorte qu’une essence éternelle de la féminité passive et complémentaire de l’homme semble se dégager. Kate Millett, poursuivant la critique, va jusqu’à écrire : « ...Le sexe est une catégorie sociale ayant des implications politiques. » (La Politique du mâle.) Ainsi se retourne l’idéologie de l’oppression ; en transformant la notion de sexe en une catégorie « toute culturelle », la contrainte biologique naturelle disparaît ; les autres contraintes, économiques, religieuses, idéologiques, politiques, peuvent se laisser renverser. Mais ce qui se dessine, c’est l’image inversée de l’esclave : la révoltée, potentiel de subversion contraire de l’eunuque. « Peut-être la seconde vague de la révolution sexuelle parviendra-t-elle enfin à réaliser son objectif, qui est d’arracher la moitié de l’espèce humaine à sa subordination immémoriale, et, ce faisant, de l’améliorer tout entière. » (Ibid.) Bien avant la naissance du premier mouvement féministe, Engels avait pu marquer la place exacte de la femme comme support d’une libération, non seulement pour elle-même, mais pour l’autre. Pour Engels, le passage s’effectue de l’état sauvage à l’état civilisé par trois formes de mariage : par groupes, puis de façon appariée (c’est la « barbarie »), puis selon la monogamie, dont il fait la critique radicale. La monogamie est l’assujettissement d’un sexe à un autre, la « proclamation d’un conflit entre les sexes, inconnu jusque-là dans toute la préhistoire. [...] Le premier antagonisme de classe qui parut dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans la monogamie, et la première oppression de classe avec celle du sexe féminin par le sexe masculin. » (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.) C’est pourquoi la femme représente le prolétariat dans la famille ; mais, comme aucune lutte de classe ne peut se penser en dehors de rapports de production spécifiés, elle le représente seulement, dans la famille. Partie intégrante des forces productrices, la femme n’est pas une classe sociale spécifique dans les rapports de production capitalistes ; mais aucune lutte réelle ne peut se mener sans elle. Dépasser le conflit des sexes et penser une commune libération semble donc possible, si même cette démarche suppose une réelle transformation idéologique de l’un et l’autre sexes séparés. Engels précise que les institutions sociales de la famille sont liées indissolublement aux idéologies de la sexualité, de l’amour et de la passion, l’ensemble étant déterminé en dernière instance par l’économique ; la « femme » est donc à la fois une notion culturelle et économique et un support naturel, dont le destin n’est cependant pas fixé une fois pour toutes par l’anatomie.


Altérité et égalité

Jacques Lacan, reprenant la découverte freudienne et la transformant, a très clairement marqué cette double appartenance de la sexualité en général au vivant d’une part, au symbolique d’autre part. Du côté du vivant : « ...En tant qu’être pris dans la parole, en tant qu’il ne peut jamais enfin y tout entier advenir, dans cet en-deçà du seuil qui n’est pourtant ni dedans ni dehors, il n’y a accès à l’Autre du sexe opposé que par la voie des pulsions dites partielles où le sujet cherche un objet qui lui remplace cette perte de vie qui est sienne d’être sexué. » La femme, comme l’homme, est prise dans la parole mais sans réussir à s’y trouver ; la relation à l’Autre est recherche d’objet palliatif pour le manque de chaque sexe ; le vivant se trouve défini à la fois comme biologique et culturel. Cela est le support sur lequel se greffent les déterminations idéologiques et historiques : « Du côté de l’Autre, du lieu où la parole se vérifie de rencontrer l’échange des signifiants, les idéaux qu’ils supportent, les structures élémentaires de la parenté, la métaphore du père comme principe de la séparation, la division toujours rouverte dans le sujet dans son aliénation première, de ce côté seulement et par ces voies que nous venons de dire, l’ordre et la norme doivent s’instaurer qui disent au sujet ce qu’il faut faire comme homme ou femme. » (Écrits.) L’ordre et la norme : ordre symbolique qui conditionne le comportement des sexes, masculin et féminin, norme qui instaure le permis du rapport sexuel, l’interdit du même rapport dans d’autres conditions. L’Autre, Lacan le précise, n’est pas d’abord homme ou femme, mais d’abord Autre : pris dans une structure qui le situe secondairement comme être sexué. « Il n’est pas vrai que Dieu les fit mâle et femelle. » Penser la situation de la femme, c’est se confronter au problème de l’altérité, de la même façon que Freud s’est confronté avec l’altérité de l’inconscient, Marx avec l’altérité que représente le prolétariat. Mais penser l’égalité est une entreprise pour l’instant difficile : l’échange des signifiants, l’ordre et la norme, conditionnent aussi toute protestation, toute reconnaissance d’une différence non répressive. Un certain refoulement doit d’abord être levé, qui concerne moins la « sexualité », mot vague qui désigne trop, que la différence sexuelle, dont chacun a à reconnaître la vérité, biologique et culturelle.

C. B.-C.