Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
F

Fauré (Gabriel) (suite)

Les premières années du xxe s. marquent un tournant dans la destinée de Gabriel Fauré. Les atteintes d’une affreuse surdité se font alors sentir : Fauré en souffrira de plus en plus jusqu’à sa mort. Pourtant, nommé critique musical au Figaro en 1903, il abandonne deux ans plus tard sa classe de composition au Conservatoire, acceptant la lourde charge de directeur de cette institution. À la suite de malentendus avec les représentants de la Société nationale, il préside en 1909, entouré de ses élèves, à la naissance d’une Société musicale indépendante. Sa santé chancelante l’oblige à passer plusieurs mois hors de Paris. C’est chez des amis suisses qu’il termine, avant la Première Guerre mondiale, sa partition de Pénélope. Dans les dernières années de sa vie, il séjournera plusieurs hivers à Nice ou dans les environs d’Annecy. Il avait été nommé en 1909 membre de l’Académie des beaux-arts. Il délaissera en 1920 la direction du Conservatoire. Jusqu’à la fin de son existence, il demeurera très fidèlement attaché à son maître Saint-Saëns et vivra dans l’intimité de son ami Eugène Gigout, organiste de Saint-Augustin (comme lui, ancien élève de l’école Niedermeyer), dont il avait fait en 1911 le successeur de Guilmant à la tête de la classe d’orgue du Conservatoire.


La musique religieuse

Après avoir appartenu plusieurs années à l’école de musique classique et religieuse de Niedermeyer, on était en droit d’attendre de Fauré une grande carrière de musicien d’église. Cette institution avait pris la suite d’une école de musique religieuse autrefois fondée par Alexandre Choron. Fauré s’y trouva plongé dans un milieu qui cultivait le chant grégorien, et il pouvait s’imprégner de cette atmosphère grâce à la lecture du Traité théorique et pratique d’accompagnement du plain-chant, publié par Louis Niedermeyer en 1857, grâce également à la lecture de la revue de ce théoricien, la Maîtrise, fondée en 1857. De fait, Gabriel Fauré sacrifiera toute sa vie au monde modal, et il est bien certain que, si notre jeune artiste a préféré l’art profane à l’art religieux, il a, comme organiste utilisant à chaque instant les thèmes liturgiques, axé tout son langage sur l’exploitation des modes tels que les pratiquaient les musiciens de la Renaissance. Dans le domaine de l’art sacré, il est pourtant des tentatives nobles qui méritent d’être rappelées. Au premier rang de celles-ci se distingue la Messe de Requiem composée en 1887-88 dont il supprime d’ailleurs le Dies irae, ce qui est dire son aversion pour la grande fresque pittoresque ou les fracas des trompettes du jugement dernier, ce qui est avouer également devant la mort son propos de soulager la souffrance humaine par des méditations toutes de tendresse et de sérénité. Ces dernières qualités conduisent à une certaine facilité qui n’a pas toujours été bénéfique à Fauré. On le juge trop vite sur certains effets produits par de grands chœurs à l’unisson, sur certains soli de baryton (Requiem, Kyrie, Libera). On se laisse prendre par les tournures amollissantes d’un solo de soprano (Pie Jesu), dont les courbes séduisantes cachent pourtant l’articulation d’un beau choral orné. Enfin, le sentiment prévaut pour porter un jugement sur la mélodie liquide qui ouvre et ferme l’Agnus Dei. Le grand Fauré ne réside pas là, mais dans l’imploration ferme et spontanée du Libera, dans les ultimes et attendrissantes mesures de l’In paradisum et surtout dans la triple ascension polyphonique de l’Offertoire (O Domine). Ajoutons à ce Requiem quelques motets à voix seule ou à deux voix (Maria mater gratiae) et une Messe basse pour voix de femmes et mezzo solo (1907).


L’œuvre pour le piano

Gabriel Fauré entreprend son œuvre pour le piano à l’heure où cet instrument vit de deux sources en France : une source étrangère, qui a été continuellement fécondée par les tournées de concerts qu’accomplissent chez nous virtuoses germaniques, italiens ou slaves ; une source purement française, qu’alimente un courant moins impétueux et qui tente depuis 1830 de se frayer un chemin évoquant la tradition. Voici d’une part les sonates, valses, impromptus, études, préludes et nocturnes, caprices de Beethoven, de Schubert, de Schumann, de Mendelssohn, de Chopin et de Liszt ; et voici d’autre part les sonates, variations, pièces pittoresques, préludes, suites, toccatas d’Étienne Méhul, d’Adrien Boieldieu, de Charles Valentin Alkan, de Pierre François Boëly, de Saint-Saëns et d’Emmanuel Chabrier. Le choix que va faire Fauré entre ces deux mondes par le truchement de son piano nous indique déjà quelles directions il entend prendre et imposer à sa muse.

Tout en ayant été élevé par Saint-Saëns dans l’amour et le respect des maîtres classiques (Rameau, Haydn, Mozart, Beethoven), Fauré emprunte à la nomenclature du romantisme les termes de valse, caprice, nocturne, barcarolle, impromptu, romance ; mais, à l’heure où Chabrier ouvrira par le piano les voies à l’impressionnisme (Impromptu et dans les Pièces pittoresques : Idylle, Sous-bois, etc.), Fauré confie au clavier des poèmes qui excluent toute évocation de l’homme et de la nature, et qui se contentent de recherches d’ordre sonore.

Il y a deux grandes périodes dans l’histoire des cinquante pièces que Fauré a confiées au piano. La première, qui relève encore un peu de la musique de salon, s’ouvre vers les années 80 pour se clore en 1894. La seconde, qui part du Sixième Nocturne, témoigne d’une maîtrise et d’une grandeur dont il faudra tenter de déterminer les causes.

Mis à part les quatre valses-caprices, qui datent de la première période et qui empruntent leur ossature à certains textes de Chopin, Fauré entreprend dès ces années (1880-1894) ses deux grands cycles de nocturnes et de barcarolles. Il y faut joindre les trois premiers impromptus. Toutes ces pages se présentent non pas comme des essais, mais comme des pièces très travaillées quant à leur architecture : premier thème, pont, deuxième thème, retour au premier thème, évocation du second thème en guise de coda. Les motifs obéissent à une certaine fluidité, englobés ou enrichis de maints arpèges un peu faciles ; mais la musique court avec élégance pour satisfaire les auditeurs privilégiés réunis autour du piano. La cinquantaine arrivée, tout en gardant parfois la même articulation, Fauré change sa manière : thèmes plus contractés, polyphonie plus élaborée, harmonie beaucoup plus recherchée ; une pensée souvent tourmentée se cache derrière un appareil classique de forme parfois brillante et qui renonce à tout ce qui n’est pas essentiel pour aboutir à un aveu se passant des effets charmeurs d’autrefois. Utilisant toutes les ressources du piano, Fauré atteint la maîtrise avec le Sixième et le Septième Nocturne, la Cinquième Barcarolle et le très célèbre Thème et variations, ouvrage en lequel le lyrisme ne cède jamais à la polyphonie et où la subtilité peut conduire à la grandeur. La grandeur dans l’espoir, ou le désespoir dans le dépouillement, dans les effets de puissance, ou dans l’extrême simplicité du langage, voilà ce qui marque et qui unit toutes les pièces publiées depuis 1908 jusqu’à 1922, notamment les neuf préludes (1910) contemporains de ceux de Debussy, les cinq derniers nocturnes, les cinq dernières barcarolles. Il y faut joindre le Cinquième Impromptu, de couleur modale et debussyste. On ne saurait enfin passer sous silence la très juvénile Ballade écrite pour piano en 1881 et transcrite immédiatement pour piano et orchestre.