Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

expressionnisme (suite)

Vers 1924, au moment où le groupe flamand et la Neue Sachlichkeit allemande proposent un expressionnisme moins tourmenté, plus accessible, une tendance analogue se constitue en France, autour de Marcel Gromaire*, d’Édouard Goerg (1893-1969), d’Amédée de La Patellière (1890-1932). Une affinité existe entre l’art de La Patellière et de Gromaire et celui des Flamands, mais l’esprit cartésien des Français s’exerce en faveur de l’équilibre de la composition et ne s’attache guère à privilégier telle partie, tel détail en tant que foyers d’intensité émotionnelle et plastique, sauf dans quelques tableaux de Gromaire (le Faucheur flamand, 1924, musée d’Art moderne de la Ville de Paris). Plus intéressantes paraissent les œuvres exécutées par Charles Dufresne (1876-1938) entre 1918 et 1924, qui anticipent nettement sur l’expressionnisme tant français que flamand (les Ondines de la Marne, 1920, musée d’Art moderne de la Ville de Paris).

Élaborées en France, les périodes bleue et rose de Picasso* avaient montré déjà combien les rapports entre le symbolisme (elles s’y rattachent par leur monochromie, leurs solutions essentiellement graphiques) et l’expressionnisme sont subtils au début du siècle. Mais, entre 1937 et 1941, le brutal stimulus affectif de la guerre d’Espagne conduisit l’artiste à faire la synthèse de ses expériences plastiques précédentes et à en tirer un expressionnisme à la mesure des drames de l’époque : Guernica (1937, New York, Museum of Modern Art), la Femme qui pleure (1937, Londres, coll. part.).

En sculpture, Ossip Zadkine (1890-1967) et Jacques Lipchitz*, tous deux épigones du cubisme, se sont orientés, surtout après 1930, vers une plastique plus véhémente et démonstrative. Comme c’est souvent le cas, une des œuvres les plus expressionnistes qui soient a été réalisée plus tard et en dehors d’une référence esthétique précisément formulée : l’Homme foudroyé (également intitulé la Ville détruite) de Zadkine (1951), érigée, en commémoration du bombardement de Rotterdam en 1940, au milieu d’une place de la ville. Toutes proportions gardées, cette statue atteint à la même vertu du témoignage irrécusable que Guernica et, comme la peinture, elle est la synthèse de leçons stylistiques antérieures.


La seconde après-guerre

Eu égard à l’exceptionnelle densité de ces réalisations apparaît peu convaincante la brève flambée expressionniste des années qui suivirent en France la Libération, avec Francis Gruber (1912-1948) et Bernard Buffet*, dont la manière anguleuse et sèche, le pessimisme morbide justifièrent le terme de misérabilisme qui servit à désigner cette tendance. Car la stylisation n’empêchait point l’esprit d’être fort réaliste, surtout chez Buffet. Un expressionnisme plus original, participant d’une évolution où les références à la réalité sont de moins en moins littérales, sinon absentes, est alors inauguré par Jean Fautrier* et surtout par Jean Dubuffet*. Le premier avait déjà, avant la guerre, donné des gages à l’expressionnisme avec des figures, des natures mortes d’un colons sombre et d’une exécution raffinée (1926-1928) ; les mêmes thèmes sont traités à partir de 1942 dans une relation très allusive entre le sujet et son interprétation. Dubuffet, dans ses suites de portraits, de nus et d’études d’animaux, fait preuve d’un expressionnisme beaucoup plus franc en s’inspirant de différents modèles de spontanéité : graffiti, dessins d’aliénés, d’enfants.

Cette attitude et cette curiosité expérimentale rejoignent celles du groupe belgo-hollando-danois Cobra* (1948-1951). Mais si Cobra, durant sa période d’activité collective, se réfère également à la poétique « surréalisante » de Klee et de Miró, les itinéraires personnels d’Asger Jorn, de Karel Appel, de Pierre Alechinsky, expérience faite des techniques non figuratives, sont maintes fois vivifiés par un expressionnisme que signale son humour agressif.


L’expressionnisme abstrait américain

À partir de 1950 environ, l’inspiration issue des foyers traditionnels, désormais exsangue, va permettre à l’Amérique de prendre le relais — par le biais de l’« expressionnisme abstrait ». Celui-ci, a-t-on pu écrire (Barbara Rose), est la conséquence de deux catastrophes : la dépression économique des années 30 et la Seconde Guerre mondiale. La première, qui toucha durement les artistes américains, vit, pour atténuer immédiatement ses effets, la création du « Federal Art Project » (1935-1943), destiné à fournir du travail aux peintres en leur faisant décorer maints lieux publics (gares, écoles, aéroports...) sous l’influence, au début du moins, des Mexicains (Rivera, Orozco), qui avaient également travaillé aux États-Unis. Cette expérience donna aux Américains le goût des très grands formats, et cette notion d’« échelle américaine » (american scale) devint une référence essentielle de leur peinture. La Seconde Guerre mondiale contribua, d’autre part, à faire mieux connaître aux États-Unis, et particulièrement à New York, les tendances européennes contemporaines. Nombre d’artistes avaient cherché refuge à New York : Chagall, Léger, Grosz, Beckmann, Lyonel Feininger et le groupe surréaliste presque au complet (Breton, Dali, Ernst, Masson, Matta).

La génération expressionniste américaine, menée par Jackson Pollock* et Willem de Kooning*, arrivés respectivement à New York en 1929 et en 1926, médita deux leçons apparemment contraires : celle de Picasso, dont la verve lui paraissait mieux convenir à l’expression du sentiment moderne que l’abstraction géométrique de Mondrian, lui aussi réfugié à New York ; celle du surréalisme* — auquel Picasso avait d’ailleurs apporté une éloquente contribution — pour son aspect expérimental et technique, sous le signe de la spontanéité « automatique » qui caractérisait les activités du groupe. Ernst*, sans doute, révéla à New York le procédé du dripping, dans lequel la couleur s’égoutte de boîtes de conserve perforées sur la toile. Enfin, l’espace ouvert des tableaux surréalistes (Miró*, Matta*, Tanguy*) pouvait accueillir plus librement des expériences techniques nouvelles et réaliser la synthèse, toujours difficile, entre l’imagination et l’expression. Les derniers tableaux d’Arshile Gorky* peuvent ainsi se situer à la charnière du surréalisme et de l’expressionnisme abstrait (Le foie est la crête du coq, 1944, Buffalo, Albright Knox Art Gallery).