Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

existentialisme (suite)

Sa conclusion est que la littérature est menacée dans cette société et que « son unique chance, c’est la chance de l’Europe, du socialisme, de la paix ». Sartre indique ainsi quels doivent être les combats de l’écrivain engagé, c’est-à-dire de l’écrivain libre. Dans les idées de Sartre, ce sont les notions de message et d’engagement qui sont les plus fréquemment contestées. La critique structuraliste, en particulier, les considère comme « métaphysiques » et incompatibles avec la rigueur scientifique qu’elle exige de l’expression littéraire. Elles sont pourtant passées dans les mœurs et dans le langage.

Même s’il n’a jamais fondé d’école littéraire, l’existentialisme, outre quelques grandes œuvres, a laissé dans notre vie littéraire des marques durables, notamment la conscience du lecteur et l’exigence d’une éthique de l’écrivain.

R. E.


Existentialisme et philosophie

Un double refus de la philosophie caractérise l’existentialisme. Refus de la philosophie en tant qu’elle constituerait une discipline portant sur un ensemble de problèmes fixés par la tradition, en particulier en tant qu’elle serait une « science de l’être ». Et d’abord parce que l’être n’est pas un objet, parce que le rapport à l’être n’est, en aucun sens du terme, « disciplinable » : il s’établit sur le mode de la question dans l’expérience de l’angoisse. Tel est d’ailleurs le sens de l’opposition de l’essence et de l’existence : si les divers « étants » (pierres, plantes, animaux, etc.) ont chacun une structure propre, celle de l’homme — l’existence (ou Dasein) — veut précisément qu’en lui son être soit (en) question. Autrement dit, l’analyse du Dasein (du mode d’existence illustré et incarné par l’homme) révèle que l’homme n’est pas, mais qu’il a à être (quelque chose), révèle donc que son essence est postérieure à son existence et même, selon le mot de Jean Wahl, que « l’existence n’a pas d’essence ». Si les choses sont ce qu’elles sont, l’homme n’est jamais ce qu’il est : leur existence statique s’oppose à son existence « ek-statique ». L’existence est perpétuelle transcendance, pouvoir inépuisable d’être autre chose, de différer jusqu’à la mort. Mais, en même temps, cette transcendance et la liberté qu’elle implique s’enracinent dans la finitude d’une situation qui ne leur doit rien : on ne choisit pas d’exister. En effet, l’existence — et ce sera là un second axe de transcendance qui prolonge les descriptions faites par Husserl de la structure intentionnelle de la conscience — est, en son cœur même, rapport avec l’extériorité d’un monde qui n’est pas son œuvre. Exister, ce n’est donc pas être, mais être-dans, être-avec, être-pour, etc. « L’existentialisme, écrit Emmanuel Lévinas, consiste à sentir et à penser que le verbe être est transitif. » À l’analyse du concept d’être que la philosophie traditionnelle poursuivait, l’existentialisme substitue une description des divers modes d’existence, des diverses structures qu’adopte le phénomène d’exister : une « ontologie phénoménologique », selon le sous-titre donné par Sartre à l’Être et le Néant (1943).

Cette contestation de la philosophie comme théorie de l’être en tant que concept et du primat des essences sur les existences représente ce que l’on pourrait appeler le « contenu doctrinal » de la philosophie existentielle ; elle est commune d’ailleurs à nombre de penseurs qui, pourtant (comme Heidegger), refusent d’être définis comme existentialistes. Or, elle continue à se produire dans le cadre ménagé par la tradition occidentale à l’exercice de la philosophie : l’enseignement. C’est ici qu’apparaît le second refus : affirmer, à l’intérieur des franchises universitaires, que l’existence n’a pas d’essence, n’est-ce pas se contenter, dans la contestation de la philosophie, d’une demi-mesure qui condamne la doctrine existentialiste à une position inauthentique ? Pour être conséquent l’existentialisme n’exige-t-il pas que la philosophie cesse d’être le fait de professeurs qui discourent sur la vie, mais qu’elle soit la vie elle-même ? Si les concepts s’enseignent, l’existence se vit. Autrement dit, après la contestation de la philosophie effectuée au sein de l’espace philosophique traditionnel par les penseurs allemands, il faut (c’est du moins ce que pensent et entreprennent ceux qui, en France, revendiquent le nom d’existentialistes) mettre en œuvre une contestation en quelque sorte pratique, en rupture d’université, qui s’installe de plain-pied avec l’existence, qui détruise la dissociation de la philosophie et de l’existence.

C’est ici, également, qu’apparaît l’importance rétrospective de Kierkegaard avec son double refus théorique et pratique de la philosophie, que symbolise l’opposition à Hegel. Toute son œuvre, toute sa vie ne sont qu’un refus du savoir, qu’une revendication inlassable de la singularité de l’existence subjective, qu’une affirmation de l’incommensurabilité du savoir et du vécu. C’est ce que Sartre exprime quand il écrit que « Kierkegaard marque par sa simple vie que tout savoir concernant le subjectif est d’une certaine manière un faux savoir », que « le vécu comme réalité concrète se pose comme non-savoir ».

L’existentialisme ne saurait être une doctrine qui se professe : il affirme qu’aucun recul, qu’aucune « mise-entre-parenthèses » n’est possible, car l’existence, c’est ce dans quoi l’on est toujours engagé. (On peut objecter que ce refus mène à deux inauthenticités, au choix : la parole professorale ou le bavardage.)

L’entrée de l’existentialisme dans la vie quotidienne adopte deux directions : renonçant au mode d’expression philosophique, il recourt volontiers aux formes littéraires ; d’autre part, il demande à l’époque le thème de ses réflexions, ce qui l’oriente vers la politique. (La littérature, qui présente des personnages et non des concepts, des situations concrètes et non des raisonnements, est théoriquement accessible à des lecteurs non spécialisés. Quant à la politique, elle est précisément ce qui occupe toutes les pensées du moment.) Ces deux voies, autour desquelles s’ordonnaient les premiers sommaires de la revue les Temps modernes, convergeront dans le programme d’une littérature engagée.

D. H.

➙ Absurde (le sentiment de l’) / Camus (A.) / Engagement / Kierkegaard (S.) / Sartre (J.-P.).