Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Euripide (suite)

Tout aussi pathétiques, mais dans un autre registre, celui de la pitié, sont les accents qu’Euripide prête à ses personnages lorsqu’il laisse la place aux cris qui jaillissent du plus profond du cœur. Médée défaille à la pensée de tuer ses propres enfants. L’amour maternel est à la fois émoi de la chair et trouble de l’instinct : « O main bien-aimée, lèvres bien-aimées et nobles traits de mes enfants. [...] O douce étreinte, tendre peau, suave haleine de mes enfants ! » (Médée, 1071-1075) ; Andromaque, à qui l’on vient arracher son fils, use des mêmes mots : « O mon enfant, tu pleures ? Sens-tu donc tes maux ? Pourquoi, les mains crispées sur moi, t’attaches-tu à mes vêtements et comme un poussin te jettes-tu sous mes ailes ? [...] O mon tout-petit que j’aimais tant à presser dans mes bras ! O parfum si doux de ton corps [...]. » (les Troyennes, 749-758). On pense aussi à Hécube se jetant aux pieds d’Ulysse pour implorer la grâce de Polyxène (Hécube). La sensibilité d’Euripide trouve également un sujet de prédilection dans le thème du sacrifice. D’exquises figures jalonnent l’œuvre : Iphigénie au dévouement héroïque (Iphigénie à Aulis), Polyxène (« Ne m’arrache pas des pleurs de regret : mourir est ce qui peut m’arriver de meilleur » [Hécube, 214-215]), Alceste, dont les derniers adieux à la vie et à son époux émeuvent par leur dignité (Alceste). La délicatesse des sentiments exprimés rend encore plus sensible la cruauté de la légende, support de l’action, mais aussi matière à de touchants développements.


Un théâtre de l’instinct

Quels sont ces êtres que nous voyons vivre devant nous, avec leurs haines et leurs amours, leurs souffrances et leurs angoisses ? Peut-on, comme chez Sophocle, apercevoir à travers ce théâtre une identité des caractères ? Euripide crée-t-il un type de personnage toujours le même, quelle que soit la tragédie ? Loin d’avoir la profondeur des héros sophocléens, chez qui tout tourne autour d’une volonté forte, du désir d’aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, les protagonistes d’Euripide se présentent comme mus par des instincts, par des pulsions. Et c’est là l’essentielle nouveauté de cette œuvre : au lieu de mettre en scène des individus exceptionnels, prisonniers de leur intransigeance, le poète vise à l’expression la plus naturelle des grands mouvements de l’âme. Il est l’interprète des contradictions du cœur, des élans irréfléchis, des sentiments obscurs et secrets qui, soudain, débouchent sur des paroles et sur des actes. Tentative pour exprimer l’indicible, pour dévoiler les zones d’ombre de la conscience, pour suggérer les palpitations et les troubles cachés qui agitent chacun de nous ? La résonance moderne de ces tendances explique peut-être la pérennité de ces tragédies.

Ainsi Phèdre, victime d’un impossible amour, Phèdre aux traits ravagés. « Mes mains sont pures ; c’est mon cœur qui est souillé » (Hippolyte, 317) : sentiment d’une faute, poignant conflit entre une passion folle et la volonté de n’y pas céder, lutte épuisante contre la tentation d’un aveu, tout cela aboutit à la ruine d’un corps et d’une âme. « Elle s’est montrée vertueuse, sans pouvoir l’être », dira magnifiquement Hippolyte à Thésée — cet Hippolyte lui-même en dehors de la vie (Thésée : « Tu t’es exercé au culte de toi-même », 1080). Ainsi Médée, amante délaissée qui, pour se venger, est prête à sacrifier ce qu’elle a de plus cher, ses enfants : « La passion l’emporte sur mes résolutions » (Médée, 1079), dramatique combat de l’orgueil et de l’amour. Chez Phèdre comme chez Médée, Euripide fait surgir ce qu’il y a de plus profond dans l’être : les tumultes de l’instinct. Disons que les personnages gagnent en humanité et en vérité ce qu’ils perdent en grandeur. Sans doute l’Électre du poète a-t-elle moins de force que l’Électre des Choéphores d’Eschyle ou l’Électre de Sophocle. Au moins les héros du théâtre d’Euripide restent, pour la plupart, proches de nous.


« les Bacchantes », testament d’Euripide ?

Écrites en Macédoine, les Bacchantes sont, avec Iphigénie à Aulis, la dernière pièce du poète. Cette tragédie sacrée, outre les problèmes qu’elle soulève, a une hauteur d’inspiration et une élévation spirituelle uniques dans la tragédie grecque. Ses données sont simples en apparence : Penthée, roi de Thèbes, est châtié pour avoir refusé, au nom de la raison humaine et de la raison d’État, les mystères de Dionysos. En vain il a cherché à s’emparer par la force de la personne du dieu. Sa fatale obstination le conduit à être déchiré par les Bacchantes et entraînera la ruine du peuple thébain.

On s’interroge toujours sur le sens de cette œuvre, où les visions d’horreur alternent avec des tableaux d’une suavité incomparable. On y a vu une nouvelle manifestation du rationalisme irréligieux d’Euripide : comment ce dieu, présenté d’abord comme un sauveur, peut-il cruellement punir qui repousse son culte ? N’est-ce pas déjà l’illustration du vers de Lucrèce « Tant la religion a pu conseiller de crimes » (De natura rerum, livre I, v. 101) ? La folie sanguinaire des Bacchantes, les prophéties de Dionysos (« Je ne cacherai pas les fléaux que ce peuple devra subir [...] », 1668) sont horribles et iniques. La conclusion du poète n’est-elle pas « Dans leurs ressentiments les dieux ne doivent pas ressembler aux mortels » (1348) ? Nombreux sont, en revanche, les partisans d’une tragédie d’inspiration essentiellement religieuse et même d’une « conversion » d’Euripide. Les premiers écrivains chrétiens avaient été frappés par le souffle mystique des Bacchantes : ils se sont nourris de sa lecture, ont emprunté des passages, ont relevé des vers qui s’accordaient à leur foi. « J’ai pris l’apparence mortelle et changé mon aspect divin du corps d’un homme », s’écrie Dionysos (53-54), et Tirésias use de la formule eucharistique : « Ce Dieu, tout Dieu qu’il est, coule en offrande aux dieux » (284). En fait, cette divinité implacable et terrible ressemble plus au Dieu de l’Ancien Testament qu’à celui du Nouveau.