Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

ethnomusicologie

Science qui s’applique à l’étude des musiques du monde entier, qu’elles soient populaires ou savantes, profanes ou sacrées, dans une perspective et par des méthodes issues principalement de sciences humaines telles que l’anthropologie, la sociologie, la linguistique, l’archéologie et, sur un autre plan, la physique et la physiologie.


Pratiquement, l’ethnomusicologie ne s’est attachée, jusqu’à présent, qu’aux musiques de tradition orale, excluant ainsi provisoirement de son domaine la musique écrite occidentale, dont l’étude, sous certains angles seulement, fait l’objet de ce qu’il est convenu d’appeler la musicologie. Il est intéressant de noter, à cet égard, que le terme d’ethnomusicologie, plus restrictif que celui de musicologie, s’applique en réalité à un champ d’étude beaucoup plus vaste et universel que celui qui est traité traditionnellement par la musicologie occidentale. L’impropriété de la terminologie en ce domaine reflète l’antériorité historique de la musicologie en tant que théorie, analyse de la musique occidentale écrite, biographie des compositeurs occidentaux, sur l’ethnomusicologie, dont l’objet (l’étude du phénomène musical dans le monde, de ses origines, de sa fonction, de son histoire) comme les méthodes n’ont été envisagés sur des bases vraiment scientifiques que récemment. Diverses appellations, toutes controversées (musicologie comparée, ethnologie musicale, etc.) ont précédé le terme d’ethnomusicologie, qui, bien que critiquable, s’est généralement imposé aujourd’hui. Il s’agit là probablement d’une situation provisoire, car, si ce terme a le mérite de marquer la différence d’avec la musicologie traditionnelle occidentale tout en soulignant l’importance des méthodes ethnographiques et ethnologiques, il n’en demeure pas moins impropre à désigner une science dont l’objet est aussi général et universel que l’étude du phénomène musical et de son histoire dans le monde.


Origines et composantes historiques

C’est par un ensemble de mouvements contradictoires, prenant appui sur certains courants philosophiques, sociaux, politiques, scientifiques et esthétiques que, peu à peu, s’est ébauché ce qui devait aboutir à l’ethnomusicologie contemporaine.

L’attitude idéaliste de réaction contre la société civilisée occidentale et d’apologie naïve du sauvage (on sait à présent que le sauvage tel qu’on l’imagine n’existe pas et que la société la plus primitive qui soit n’en reste pas moins une société régie par des règles précises) telle que la prônent Jean-Jacques Rousseau ou, dans un autre ordre d’idées, Daniel Defoe et son Robinson Crusoé incita certains à mieux connaître, à sauvegarder et à mettre en valeur les traditions musicales populaires en Europe (musiques « folkloriques ») et, plus tard, les musiques extra-européennes (musiques « exotiques »). Il en résulta, outre un courant de sympathie fort louable à l’égard de manifestations musicales généralement méconnues et méprisées, un certain nombre de maladresses dont les conséquences devaient nuire finalement aux musiques en question.

C’est ainsi que l’usage systématique de la notation musicale pour relever, fixer par écrit, puis faire revivre les airs populaires traditionnels ne donnait bien souvent qu’une image simplifiée et inconsciemment déformée de la réalité musicale vivante. L’excès de zèle allait même jusqu’à « harmoniser » les chants populaires, c’est-à-dire à les associer à un système consubstantiel à la musique savante, alors que celui-ci était totalement étranger à la chanson populaire traditionnelle. Dans le même esprit ethnocentrique qui conduit à analyser des phénomènes culturels extérieurs à travers une sensibilité culturelle intérieure, à se sentir objectif sans prendre conscience que les méthodes d’approche elles-mêmes et les critères de référence sont subjectifs, la naïveté de ces défenseurs de la musique populaire alla jusqu’à confondre dans une même unité les musiques populaires dites « folkloriques » et les musiques dites « exotiques », parmi lesquelles des musiques savantes, qui, comme en Inde par exemple, sont le résultat de siècles de civilisation, se réfèrent à des systèmes musicaux extrêmement complexes et atteignent les plus hauts sommets de la sophistication.

À l’opposé du courant « naturaliste » et « universaliste » des paisibles amateurs de musique « primitive » et « populaire », un autre mouvement se développa surtout au xixe s., prenant appui sur un thème rassurant : l’affirmation des valeurs régionales et nationales. Dans le foisonnement des bouleversements sociaux et politiques que connut l’Europe à cette époque, la défense du folklore musical contribuait à raffermir le sentiment régional ou national.

L’aventure coloniale fut l’occasion, pour de nombreux Européens, de prendre contact sur place ou en Europe même (expositions universelles et coloniales) avec les musiques extra-européennes. Un grand nombre d’instruments de musique d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie furent rapportés en Europe. Des descriptions de scènes musicales assorties parfois de notations simplifiées furent recueillies.

Depuis longtemps déjà, les compositeurs avaient puisé aux sources du folklore et de la musique populaire. Mais c’est surtout à partir du xixe s. que la musique savante européenne fut profondément marquée par l’inspiration populaire (Chopin, Liszt, l’école russe, Albéniz, Grieg, Dvořák). À la fin du siècle, de nombreux compositeurs, notamment en France (Charles Bordes, Vincent d’Indy, Joseph Canteloube, Déodat de Séverac, Louis Bourgault-Ducoudray, Maurice Emmanuel, Julien Tiersot [1857-1936]), s’attachèrent à faire revivre la mélodie populaire à travers leurs œuvres. Puis vinrent Debussy, Ravel, Bartók et Stravinski, qui, contrairement à leurs prédécesseurs (lesquels, généralement, restituaient dans le cadre de la tradition tonale savante la mélodie populaire dépouillée, par la notation écrite, de ses éléments vivants et foncièrement originaux), cherchèrent à saisir globalement, puis à traduire à travers leur propre sensibilité l’essence même (la conception modale, la vitalité rythmique, l’expression du timbre) des musiques de tradition orale.

Le surréalisme, le cubisme, l’art nègre contribuèrent à attirer l’attention d’une nouvelle manière sur les « arts sauvages ».

L’essor des sciences humaines, et particulièrement de la psychanalyse, de l’anthropologie, de la linguistique, de l’archéologie, le développement des moyens de communication et des techniques d’enregistrement et de reproduction audio-visuelles offrirent enfin les conditions méthodologiques et pratiques nécessaires à l’ethnomusicologie.

On peut considérer que l’ethnomusicologie se subdivise en trois grands ordres de recherche ou, si l’on préfère, pose trois questions principales : comment accéder aux musiques de tradition orale ? Comment les comprendre ? Quelles conclusions d’ordre général tirer de leur étude ?