Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

États-Unis (suite)

L’éveil de l’Ouest

L’éveil économique et culturel de l’Ouest contraste avec l’engourdissement pétrifié du Sud. L’Ouest, terre promise aux immigrants, n’a d’abord qu’une « littérature orale », haute en couleur, pleine de prouesses physiques, de farces et d’humour rude. L’anonyme recueil de Sketches and Eccentricities of Col. David Crockett (1833) lance le cycle quasi légendaire de Crockett. George W. Harris (1814-1869), dans les récits pittoresques et lestes de Sut Lovingood Yarns (1867), annonce la manière de Mark Twain : l’humour de l’Ouest. Dans le monde terrible des pionniers, une forme particulière d’humour est née. Le rire est indispensable : on rit pour ne pas pleurer, pour ne pas abandonner. On rit parce qu’un cheval vous a cassé la jambe, parce qu’une balle égarée vous a percé la fesse, parce que le crime s’est trompé de victime. Le rire du Far West, c’est le rire des poilus dans les tranchées. Le « comique » devient un personnage obligatoire du western. Ce rôle, Mark Twain le joua au naturel. Mark Twain*, pseudonyme de Samuel Langhorne Clemens (1835-1910), fut pilote sur le Mississippi, imprimeur et chercheur d’or au Nevada avant de devenir célèbre en quelques jours avec un conte humoristique, The Celebrated Jumping Frog of Calaveras County (1865). Contre les intellectuels à l’accent pointu et aux manières européennes de la côte est, Mark Twain développe une veine picaresque et un humour populaire typiquement américains. The Innocents Abroad (1869) est une satire des mœurs européennes, qu’un peuple d’émigrés applaudit. Il évoque les divers aspects de l’Ouest, la vie des chercheurs d’or (Roughing it, 1872) ou la vie sur le Mississippi : les Aventures de Huckleberry Finn (1884), suite au plus médiocre Tom Sawyer (1876), deviennent le plus populaire des romans américains, et l’un des plus grands. La descente du jeune Huck, avec un esclave en fuite, sur un radeau au fil du Mississippi, sous les apparences du picaresque et de l’humour, oppose, en une critique symbolique, la pureté de la nature et de l’innocence à la corruption et à la répression sociale. Huck, ce Gavroche du Mississippi, a la philosophie naturelle du « bon sauvage ». Chez ce « bon mauvais garçon », il y a l’éternel esprit de contestation de la littérature américaine. Cet humour, cette langue drue libèrent la prose américaine, comme Whitman l’avait fait pour la poésie. À partir de Mark Twain et de Whitman, la littérature américaine s’exprime dans ce qu’elle a de radicalement original.

Ce sens de la couleur locale, ce nouveau réalisme, on le trouve dans les romans de Bret Harte (1836-1902) et dans ceux de Sarah O. Jewett (1849-1909). Le premier théoricien du réalisme américain est le romancier William D. Howells (1837-1920), qui écrit : « C’est le but du roman de représenter la vie quotidienne le plus exactement possible, avec un sens clair des proportions. » Mais ce « sens des proportions » relève de l’autocensure : le réalisme de Howells est réticent et bien-pensant. Il se limite aux « aspects les plus souriants de la vie », parce que ce sont « les plus américains ». Puisque l’Amérique est un pays démocratique et riche, raisonne-t-il, le réalisme européen ne saurait y exister. Il distingue le réalisme européen, social, sexuel et désespéré comme la société qu’il décrit, et le « réalisme américain », pur et optimiste comme son modèle. Cette conception d’un réalisme dirigé, progressiste et vertueux, étrange préfiguration du « réalisme socialiste » russe, condamnera longtemps le roman américain à la pudibonderie et à l’« happy ending », la « fin heureuse ».

Pour Henry James* (1843-1916) au contraire, le réalisme n’est pas une question de sujet, mais de technique. Le problème n’est pas social, il est psychologique et esthétique. Influencé par Hawthorne et par les recherches psychologiques de son frère, William James, Henry James expérimente les techniques du « point de vue » (What Maisie knew, 1897). Plus connu pour ses contes fantastiques (The Turn of the Screw, 1898) que pour ses pièces de théâtre, il est surtout l’auteur de grands romans psychologiques : Portrait d’une dame (1881), les Ailes de la colombe (1902), les Ambassadeurs (1903), la Coupe d’or (1904). Paradoxalement, c’est cet émigré en Europe qui finit par choisir la nationalité britannique, cet aristocrate de l’esprit qui dénonça le matérialisme et le provincialisme américains, qui imposa le roman américain à l’Europe, où il fut accueilli comme un égal.


Les débuts du xxe siècle

Les recherches esthétiques sur le réalisme coïncident avec une prise de conscience des dangers de l’industrialisation et de l’urbanisation, et des excès du capitalisme libéral. Hamlin Garland étend le « réalisme contrôlé » de Howells en traitant de problèmes sociaux et sexuels. Le « vérisme » de Garland rejoint le « naturalisme » de Zola pour inspirer la nouvelle école réaliste américaine. Stephen Crane* (1871-1900), dans Maggie, fille des rues (1892) et la Conquête du courage (1895), s’attaque aux problèmes interdits. D’autres romanciers dénoncent les vices de la société de profit et les contradictions entre l’idéal démocratique et la réalité des monopoles capitalistes. Frank Norris* (1870-1902), dans The Octopus (la Pieuvre, 1901), montre la mainmise des compagnies ferroviaires sur les fermiers. Upton Sinclair*, dans la Jungle (1906), révèle le scandale des abattoirs et des taudis de Chicago, et évoque déjà l’alternative socialiste. Le roman naturaliste et critique américain atteint son apogée avec Theodore Dreiser* (1871-1945). Ses romans, Sister Carrie (1900), The Financier (1912), The Titan (1914), aboutissent à son livre le plus puissant, Une tragédie américaine (1925), dont le titre même s’inscrit en faux contre la tradition optimiste de foi en le progrès. Sous l’influence de Darwin, Spengler, Nietzsche, le roman américain décrit une jungle où l’homme est un loup pour l’homme, où la sélection élimine les faibles. L’œuvre de Jack London* (1876-1916) est toute pleine de ce symbolisme animal de la violence, dont la grandeur fascine l’auteur malgré lui. L’Appel de la forêt (1903), The Sea Wolf (1904) relèvent à la fois d’une vision épique de la force conquérante et d’une tradition anarchiste, évidente dans The Iron Heel (1907). Cette tradition anarchiste, particulièrement forte à Chicago, marque plus profondément le roman américain que l’inspiration socialiste.