Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

absurde (le sentiment de l’) (suite)

➙ Beckett (S.) / Camus (A.) / Dodgson (Lewis Carroll) / Existentialisme / France / Heidegger (M.) / Ionesco (E.) / Kafka (F.) / Kierkegaard (S.) / Littérature (problèmes modernes de la) / Théâtre (problèmes contemporains du).

 A. Camus, le Mythe de Sisyphe (Gallimard, 1942). / M. Esslin, The Theatre of the Absurd (Londres, 1962 ; trad. fr. le Théâtre de l’absurde, Buchet-Chastel, 1963).

Abū Nuwās (al-Ḥasan ibn Hāni’)

Poète arabe (Ahvāz, Susiane, v. 762 - Bagdad v. 815).


Fils d’une Persane et d’un non-Arabe originaire de Syrie, affranchi d’un clan yéménite, Abū Nuwās quitte Ahwāz à la mort de son père. À six ans, on le trouve à Bassora, où il reçoit une éducation soignée en langue arabe et dans les sciences de la Loi. Son adolescence s’achève à Kūfa où le poète libertin Wāliba le confirme dans l’art des vers et l’initie à toutes ses perversions ; disciple de plusieurs grammairiens célèbres, ami de Khalaf al-Aḥmar dont les pastiches sont des chefs-d’œuvre, le jeune poète, selon l’usage, aurait séjourné en milieu bédouin pour parfaire son maniement de l’arabe. Ses fréquentations ne sont pas toutes de bon aloi et sa vie comme ses mœurs s’en ressentent. En 786, Hārūn al-Rachīd accède au califat ; pendant dix-sept ans, la famille des Barmakides, elle aussi d’origine iranienne, accapare charges et faveurs. Abū Nuwās a trouvé ses mécènes ; dans ses panégyriques, il sert leurs ambitions ; dans ses poésies légères, il charme leurs loisirs. Ses amours multiples et même une passion véritable pour une certaine Djanān absorbent sa pensée et lui inspirent le meilleur de son œuvre. Heureux temps qui bientôt, hélas ! prend fin. La tragédie par laquelle se terminent, en 803, la faveur des Barmakides et la suprématie des éléments iraniens à la cour de Bagdad oblige le poète à se terrer, puis à chercher refuge en Égypte. Mais, en 809, l’avènement d’al-Amīn le ramène à Bagdad. La liesse d’antan recommence, marquée par de tels débordements que le calife, dit-on, se voit contraint de sévir. Dans un thrène, Abū Nuwās célèbre le souverain qui l’a sauvé, mais la maladie et l’usure d’une vie trop dissipée précipitent la mort du poète qui s’éteint, selon les uns, dans un tripot ou, selon d’autres, dans la demeure des Nawbakht, ses derniers protecteurs.

Inégale, disparate du fait des deux recensions très différentes dans lesquelles elle nous est parvenue, légère ou compassée, délicate ou obscène, l’œuvre d’Abū Nuwās est à l’image de son auteur. Pour une large part, elle a contribué à perpétuer de celui-ci l’image à la fois vraie et altérée d’un courtisan ainsi que, dans les Mille et Une Nuits, d’un subtil bouffon, d’un obsédé sexuel, d’un coureur de tripots, d’un épicurien délicat, d’un ribaud et d’un amant parfait. Poète maudit ? Poète de la révolte contre un monde qui l’écrase ? Abū Nuwās n’est pas justiciable d’épithètes si romantiques. Il sait danser dans ses chaînes, et il les accepte ; par des éclats de rire et des moqueries, il accueille ceux qui les portent avec conviction. L’artiste, chez lui, se sert de son art, mais n’est pas asservi par lui ; si les règles existent, c’est pour être tournées. Il possède en soi tout ce qui fera plus tard le classicisme, mais d’instinct il se refuse à céder aux permanences de la bédouinité représentées par al-Farazdaq* et sa génération. Tout dans son œuvre est spontanéité, rejet de l’afféterie et de la recherche du terme rare ; au gré de l’inspiration, le vers se construit sur des mètres pompeux ou courts, donnant l’impression d’un bondissement, d’un vol dans l’espace.

Les thèmes traités par Abū Nuwās sont révélateurs d’un conflit entre le courtisan et l’artiste, ennemi des contraintes. Les uns sont conditionnés par la sujétion au mécénat et la vie de cour ; ils appartiennent donc au genre laudatif et à son opposé la satire ; ils ont pour cadre ou le thrène ou la qaṣīda, dont le prélude élégiaque traduit d’ailleurs souvent une expérience personnelle. Les autres thèmes relèvent au contraire strictement de l’inspiration personnelle, sous ses formes les plus variées, depuis la chanson d’amour licencieuse ou « courtoise » jusqu’à la chanson bachique en passant par le poème ascétique. Si nous voulons découvrir le véritable Abū Nuwās, c’est dans ces pièces qu’il nous faut l’aller chercher et non pas dans ses compositions d’apparat où, en dépit de son habileté, il est mal à l’aise.

Cherchons donc ce bohème, cet ami des franches lippées là où il se trouve avec son persiflage qui n’épargne ni le rival parvenu, ni le docteur avantageux, ni surtout cette bédouinité que le conformisme poétique voudrait lui imposer :
Laisse ce poète misérable interroger le campement désert
alors que moi je cours le guilledou.

Le but suprême est quête de la joie, du plaisir des sens, de l’amour qui procure l’oubli :
Laisse cela. Puis-je te perdre ! Et bois
ce vin clair et doré qui sépare l’esprit du corps !

Le monde est un appel ainsi que le ciel scintillant d’étoiles et que le printemps
qui a brodé sa robe bigarrée
et dressé des couronnes de fleurs.

À l’évidence, Abū Nuwās se délecte à proclamer son goût de la vie et de la jouissance en termes provocants :
J’ai aimé et nul mal n’est dans l’amour.
Sur mon front rien de semblable à la passion.
Alors pourquoi sottement me blâme-t-on ?
J’ai ma propre religion et les autres ont la leur.

La volupté se trouve là où la nature l’offre et dans ces amours multiples le sexe n’importe guère, comme le prouvent les ghazal, inspirés par des mignons. Cela n’interdit d’ailleurs pas au poète les joies plus raffinées de l’amour « courtois » célébré avec tant d’insistance dans ses pièces à Djanān. Un tel état d’esprit n’a que faire des appels à la sagesse ou au repentir :
Laisse là ce blâme qui me vise car le blâme est invite au péché.
Dis à celui qui croit tenir science et sagesse :
« Tu sais peu de chose au prix de ce qui t’a fui !
« Ne prive point du pardon, si tu es prud’homme,
car ta défense est mépris envers la religion. »