Essenine (Sergueï Aleksandrovitch) (suite)
L’audace et la démesure des images par lesquelles Essenine accueille la révolution font de lui le chef de l’école « imaginiste », qui prétend supplanter le futurisme à l’avant-garde de la poésie russe. Cependant, dans son essai théorique Klioutchi Marii (les Clefs de Marie, 1918), il s’inspire surtout des travaux des ethnographes et des folkloristes ainsi que des croyances gnostiques de certaines sectes populaires (dans le langage desquelles Marie signifie l’âme) pour justifier une poétique symboliste fondée sur la recherche de l’image « angélique » (préférée à l’image « vignette » et à l’image « nef »), qui exprime à ses yeux la fonction religieuse et « mythopoïétique » de l’art.
Les outrances verbales des poèmes imaginistes de 1919-1921 (Pantokrator, Kobylii korabli [les Juments-navires], Pesnia o khlebe [la Chanson du pain]) traduisent le désenchantement du poète devant le reflux de la vague révolutionnaire et son désespoir devant le triomphe inéluctable de la machine sur le vivant (Sorokooust [la Prière des morts]). Le pessimisme s’exprime dans la tragédie en vers Pougatchev (1921), qui évoque l’échec de la révolution paysanne. Essenine cultive dans la vie et dans son œuvre, dont les frontières tendent à s’effacer, l’image du hooligan (voyou), du poète déchu qui « lit ses vers aux prostituées et siffle la gnole avec les bandits » (Stikhi skandalista [Poèmes de l’homme à scandales], 1923 ; Moskva kabatskaïa [Moscou des tripots], 1924).
Un long voyage en Europe occidentale et aux États-Unis avec la danseuse Isadora Duncan, sa femme de mai 1922 à octobre 1923, le réconcilie avec la Russie des Soviets, dont il accepte l’inéluctable transformation. Faisant le bilan des années écoulées, Essenine célèbre à présent sur le mode épique la révolution (Pesn o velikom pokhode [la Chanson de la grande marche], son chef Lénine (Kapitan zemli [le Capitaine de la terre], ses héros (Ballada o 26 [Ballade des 26]) ; il s’émerveille, avec une pointe d’ironie mélancolique, de voir la jeunesse de son village natal lire Marx et adhérer au Komsomol (Rous sovietskaïa [Russie soviétique]). Revenant sur son destin, notamment dans la nouvelle en vers Anna Snieguina (1925) et dans les poèmes Pismo k materi (Lettre à ma mère) et Pismo k jenchtchine (Lettre à une femme), il proclame sa conversion à la vie nouvelle et sa confiance en l’avenir.
Cependant, le sentiment de l’irrémédiable reste au cœur de sa poésie, marquant d’une note de mélancolie ses poèmes les plus optimistes. Il s’exprime par le contraste des deux personnages auxquels Essenine s’identifie tour à tour : celui du jeune paysan plein d’espoirs et celui du poète gâté par la gloire, dandy blasé et prématurément vieilli. Ce dédoublement tragique de la personnalité du poète apparaît sous un jour particulièrement cru et dramatique dans le poème Tcherny tchelovek (l’Homme noir, 1925), qui aide à comprendre son suicide, survenu le 27 décembre 1925.
L’impression de sincérité absolue que donne la poésie des dernières années est soulignée par la limpidité retrouvée d’un langage direct, marqué seulement par l’harmonie du vers, le choix très personnel des épithètes et surtout l’originalité d’une intonation qui combine la musicalité de la romance, avec ses reprises (notamment dans le cycle des Persidskiïe motivy [Motifs persans], écrits à l’occasion d’un séjour en Transcaucasie en 1924-25), et la nonchalance familière de la lettre à un intime.
M. A.
S. Laffitte, Serge Essenine (Seghers, 1959). / F. De Graaf, Serjej Esenin, a Biographical Sketch (La Haye, 1966). / E. Naoumov, Serguéï Essenine, sa personnalité, son œuvre, son époque (en russe, Leningrad, 1969). / P. Pascal, « Essenine, poète de la campagne russe », dans la Civilisation paysanne en Russie (l’Âge d’homme, Lausanne, 1969).