Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espèce (suite)

Le Canard Souchet (Spatula clypeata), Oiseau qui vit dans la majeure partie de l’hémisphère Nord, en donne un bon exemple. Ses migrations assurent le brassage génique. Les espèces de Cétacés qui effectuent des déplacements considérables, les Anguilles d’Europe qui se mélangent dans les Sargasses en sont aussi des exemples. En général, les espèces monotypiques présentent une vaste dispersion sans discontinuité géographique.

Au contraire, l’espèce polytypique comprend des groupes de populations plus ou moins différentes par des caractères morphologiques, parfois minimes mais constants ; ces groupes morphologiques occupent des aires géographiques différentes et largement distantes dans l’espace ; ils sont allopatriques (de patries différentes) ; ils constituent des sous-espèces. En cas de possibilité, les individus d’une sous-espèce pourraient encore se croiser librement avec les représentants d’une autre sous-espèce de la même espèce.

L’interfécondité demeurant entre les représentants de deux sous-espèces est liée à l’impossibilité de vivre dans les mêmes zones géographiques ; cette cohabitation provoquerait en effet des échanges géniques qui se solderaient par un retour au monotypisme. Les faunes d’archipels constituent un cas exemplaire d’espèces polytypiques.

La sous-espèce représente une espèce en puissance ; elle peut se séparer totalement de l’espèce, et elle constitue alors une nouvelle espèce indépendante ; cette transformation exige des durées considérables ; elle s’effectue souvent, mais n’est pas obligatoire.

Dans la nature, il est possible de constater ces passages de sous-espèce à l’espèce. Le cas des Goélands Larus argentatus et L. fuscus est démonstratif. Ces deux espèces voisines, qui vivent en Europe occidentale, diffèrent non seulement par la couleur du plumage et des pattes, mais encore par les mœurs ; l’une se reproduit dans les landes et migre en hiver ; l’autre nidifie dans les falaises et ne migre pas. Elles vivent côte à côte et ne se croisent pas ; elles constituent donc deux bonnes espèces. Mais le long d’un cercle qui tourne autour du pôle en passant par les rivages nordiques d’Amérique et d’Asie se trouve une chaîne continue de populations de Goélands présentant des caractères intermédiaires, et aucun isolement sexuel n’existe dans les zones de passage.

Un autre exemple est donné par les diverses populations de Pouillots (Phylloscopus) entourant le plateau tibétain, qui forment un cercle de sous-espèces avec une hybridation entre les formes de passage, sauf en une zone précise où deux sous-espèces cohabitent et ne s’hybrident plus ; celles-ci représentent alors deux espèces.


Le jordanon

Que deviennent dans cette conception moderne de l’espèce les notions de jordanon et de linnéon, termes proposés en 1916 par J. P. Lotsy pour remplacer les expressions espèce jordanienne et espèce linnéenne ?

Alexis Jordan (1814-1897), un botaniste lyonnais, avait découvert dans sa propriété une cinquantaine de formes d’une petite Crucifère, Erophila (Draba) verna ; plus de 200 formes ont été reconnues en Europe et en Asie. Cultivées par semis pendant dix et douze ans, les formes demeurèrent constantes, et Jordan, les considérant comme des espèces autonomes, leur donna un nom. Ainsi, la petite espèce jordanienne, particulièrement fréquente chez les végétaux, représentait l’espèce élémentaire immuable « formée de toutes pièces par le Créateur » ; le fixiste Jordan triomphait. Cette espèce jordanienne différait donc de la grande espèce linnéenne, ou espèce collective.

Il est aisé de comprendre actuellement la nature du jordanon ; c’est un mutant qui apparaît, et, grâce à l’auto-fécondation, il se reproduit identique à lui-même. Par suite de la fécondation croisée, les jordanons animaux sont expérimentaux ; ils naissent principalement dans les élevages à la suite d’unions consanguines répétées, afin d’obtenir des lignées à génotypes très homogènes nécessaires aux travaux de génétique ; les Souris CbA, les Rats de la lignée Wistar en sont quelques exemples parmi beaucoup d’autres ; mais une mutation peut toujours apparaître dans le jordanon malgré sa stabilité.


L’espèce en botanique

Quelle sera la position du botaniste vis-à-vis de la définition de l’espèce biologique ? Celui-ci est assez réticent, car l’isolement sexuel ne constitue pas un bon critère. L’hybridation interspécifique est si répandue dans certains genres (Salix, Rubus...) qu’il faudrait, si l’on appliquait ce critère, maintenir seulement quelques espèces de Salix, de Rubus, alors que des populations se différencient par leur morphologie et leur écologie.

Par ailleurs, le critère d’isolement sexuel ne s’applique qu’à une reproduction sexuée biparentale. Or, chez les végétaux, ce mode de reproduction s’observe uniquement chez les espèces dioïques et les espèces auto-incompatibles. Mais l’autogamie obligatoire (cléistogamie) ou prédominante et l’apomixie (parthénogenèse, multiplication végétative) sont très répandues chez les végétaux et permettent le maintien et la propagation des hybrides stériles de première génération ; ainsi se forment des clones qui miment des espèces et compliquent la taxinomie de nombreux genres (Hieracium, Taraxacum, Alchimilla).

En conséquence, le botaniste préfère une définition plus pragmatique de l’espèce, fondée sur la morphologie : ressemblances et dissemblances phénotypiques.


L’espèce en paléontologie

Et quelle sera la position du paléontologiste ? Le critère d’interfécondité ne présente aucun sens pour l’espèce fossile, et seul le critère morphologique paraît utilisable.

Trop souvent des espèces ont été décrites sur un seul exemplaire ; elles ne présentent aucune valeur. Pour éviter cet écueil, les paléontologistes examinent non plus des individus, mais des populations qui évoluent dans l’espace, en raison de facteurs écologiques et éthologiques, ainsi que dans le temps. Le facteur temps intervient grandement en paléontologie, et en lui réside la différence avec l’espèce biologique. Toute espèce témoigne d’une longue histoire, et seule la paléontologie en tient compte.